Pour Sarah

Meurtre antisémite de Sarah Halimi : son insupportable calvaire et le vide juridique pour juger l’assassin.

Ayant constaté qu’un certain nombre de mes amis qui me lisent n’avaient pas eu connaissance de l’assassinat commis le 4 avril 2017 sur la personne de Sarah Halimi, il m’est apparu comme une nécessité absolue de contribuer à le faire connaître. D’autant que le fait même qu’un évènement aussi hautement tragique, aussi marqueur de notre temps, ne soit pas largement connu, est le signe d’une dangereuse banalisation de la violence.

Paris 11ème, le 4 avril 2017, quatre heures du matin.  

Kobili Traoré, malien, noir et musulman, âgé de 27 ans, pénètre dans la chambre à coucher de Sarah Halimi par le balcon d’amis voisins, lui porte des coups et une abominable torture qui durera près de quarante minutes, puis la traine sur le balcon et la jette du deuxième étage de l’HLM en hurlant plusieurs fois « j’ai tué Satan !» en arabe, et retourne chez ses amis…

La durée de l’acharnement est connue de manière précise car la police, appelée par les voisins dès les premiers hurlements de Sarah et les « allahouakbar » et autres vociférations de Kobili Traoré, est arrivée sur place dans les cinq minutes. Elle s’est cantonnée dans les escaliers de l’immeuble, et selon une procédure dite « habituelle », (due semble-t-il à une confusion sur l’origine des cris), a attendu des « renforts » pendant tout ce laps de temps, avant de pénétrer, mais trop tard, dans l’appartement.

Sarah Halimi, de confession juive orthodoxe, âgée de 65 ans, était médecin puis directrice de crèche, avant d’être à la retraite.  

C’était donc en avril 2017. Trois ans plus tard, le 14 avril 2021, la Cour de Cassation confirme les précédentes décisions prises successivement par les juges d’instruction et la Cour d’appel de Paris : Kobili Traoré ne peut être jugé car immédiatement interrogé, des experts psychiatres l’ont estimé  incapable de discernement au moment de son acte, donc irresponsable, du fait d’une importante consommation de cannabis préalablement à son crime.

Beaucoup d’encre a coulé sur le déroulement de cet assassinat, son caractère antisémite (ou non), le  rôle des forces de l’ordre, les expertises psychiatriques, et la décision définitive de ne pas pouvoir le juger. Plusieurs manifestations ont eu lieu pour contester l’impunité de Traoré, et réclamer « justice pour Sarah ».

Car comment admettre que de tels faits puissent se dérouler en 2017 à Paris, lorsqu’on tente d’imaginer ce que Sarah a vécu ? Elle a forcément immédiatement compris, à la langue et  aux cris qui étaient proférés, qu’on en voulait à sa religion, et voyant dans les yeux de son agresseur la fureur et la haine qui l’habitaient, elle a su qu’elle serait battue à mort si personne n’intervenait.

Mais pouvait-elle seulement penser sous l’effet de la peur et de la douleur, en un mot de la torture ? Nous ne le saurons jamais, car personne n’est intervenu malgré les nombreux témoins auditifs, et cette situation est le résultat d’une organisation de la société à laquelle, d’une manière ou d’une autre, proche ou éloignée selon qui nous sommes, nous participons.

Aussi me semble-t-il que nous avons au minimum le devoir de réfléchir à ce que nous apprend cet évènement sur la société et sur nous-mêmes dans les deux directions contestées par les manifestants, et les quelques prises de position dans les médias.

  1. Sur  l’impossibilité de juger le meurtrier.

Si l’arrêt de la Cour de Cassation est contesté par des manifestations, c’est qu’il y a en France une importante méconnaissance sur la façon dont la justice est exercée.

Cette méconnaissance a pour première origine la représentation symbolique de la « Justice » sur certains frontons des tribunaux, à savoir une balance avec des plateaux en équilibre. On la trouve également sur le site du Ministère de la justice. Enfin, l’arcane « La Justice », huitième lame du tarot de Marseille est représentée par une femme assise, de face, tenant d’une main une balance également en équilibre, et un glaive de l’autre. Cet arcane, comme les autres représentations précitées, symbolise le jugement équitable.

Or la justice française ne juge pas en équité mais selon le Droit. C’est-à-dire que le juge est tenu de se prononcer non pas sur les torts, aussi visibles soient-ils, des uns ou des autres, mais sur le respect des lois, en s’appuyant  sur les textes à sa disposition : code pénal, code civil, …. Et c’est heureux, car sinon l’arbitraire risquerait de s’introduire dans les décisions ! Cette confusion entre l’équité et le Droit est l’une des raisons pour lesquelles les procédures judiciaires sont si souvent contestées, et peuvent être interprétées comme « inéquitables ».

C’est alors le rôle de la Cour de Cassation, lorsqu’elle est saisie, de vérifier que les juges dont la décision est contestée ont strictement respecté la loi. Et en l’occurrence, dans le cas présent, l’article 122-1 du Code pénal : n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. Compte tenu des résultats des expertises psychiatriques, l’assassin, bien que déclaré coupable du meurtre, ne peut pas être jugé.

Il n’en reste pas moins que cette logique, toute implacable, rationnelle, et protectrice qu’elle soit dans la majorité des cas, heurte notre sensibilité, nous révolte et nous agresse dans le cas de l’assassinat de Sarah Halimi. Imaginons un instant que, par miracle, malgré les coups et la défenestration, Sarah ait survécu à son calvaire, comment aurait elle pu entendre un tel verdict ?

C’est que les lois sont faites par les Hommes, sur la base de leurs piètres connaissances de la nature humaine, et la sous estimation régulière de ses immenses capacités à dépasser en actes toutes les horreurs imaginables.

Sous réserve que les informations dont nous disposons soient exactes, il semblerait qu’il sera remédié à ce vide juridique. Mais la nouvelle loi n’aura de toute façon pas d’effet rétroactif sur les arrêts déjà rendus.

2) Sur le besoin de « faire justice pour Sarah », qui résulte de l‘abandon d’une possibilité de juger Kobili Traoré et de le condamner.

Les grands principes de Droit qui fondent le Code Pénal Français actuel, ainsi que celui de nombreux pays européens et jusqu’aux Etat Unis, sont nés en 1764  dans l’imagination d’un italien de 26 ans: Cesare Beccaria. Ils tiennent dans un petit traité intitulé « Des délits et des peines », publié de façon anonyme tant il était subversif pour l’époque !

En effet, arrivé à point nommé au cœur de l’époque des Lumières, il apporte le changement radical que la France et toute l’Europe attendaient, sans trop savoir comment faire, avec des idées qui permettront de mettre fin à la cruauté et aux supplices des procédures criminelles de l’Ancien Régime : les fers, les chaînes, la cage de fer, l’écartèlement, la décollation, la roue… Il propose de laïciser la justice en la séparant des questions religieuses, dénonçant implicitement les condamnations pour hérésie, et s’opposant à la peine de mort, déclarée d’inutilité publique ! Aussi Voltaire, Diderot, D’Alembert et beaucoup d’autres l’acclament-il.

Que disent ces principes qui figurent également dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ?

« Qu’il faut que toute loi pénale soit humaine, et que pour être efficaces les peines doivent être justement proportionnées (aux délits), et que règne l’égalité des justiciables devant la loi».

La Commission Européenne des Droits de l’Homme, plus communément connue par son sigle CEDH, s’est également inspirée du traité « Des délits et des peines » de Cesare Beccaria pour définir ses principes. Elle a été ou sera saisie par la famille de Sarah, comme le lui permet l’arrêt de la Cour de Cassation de Paris.

On ne sait pas si elle confirmera ou infirmera les décisions françaises dont elle est en principe indépendante. Mais, le cas échéant, la question qui se poserait alors serait : peut-il exister une peine qui soit humaine et justement proportionnée, qui pourrait s’appliquer au crime de Kobili Traoré, …. tout en rendant justice à Sarah ?

Alexandre Adjiman

Le 27 mai 2021

Lectures :

  • « L’extase totale, Le IIIème Reich, les allemands et la drogue », Norman Ohler, Editions La découverte, 2018
  • « Des délits et des peines »,  Cesare Beccaria, Préface de Robert Badinter, Traduit de l’italien, Editions GF Flammarion, 1991
  • « Le bouc émissaire », René Girard, Editions Le livre de poche, biblio essais, 2016
  • « Ce grand dérangement », L’immigration en face, Didier Leschi, Tracts Gallimard, N°22
  • « Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien », (Tome 1): La manière et l’occasion, Vladimir Jankelevitch, Editions du Seuil, collection Points, 1981
  • Wikipédia : Affaire Sarah Halimi
  • La Revue des deux mondes : la justice française est-elle antisémite ?
  • Philomag : histoire de la responsabilité pénale

Petit éloge de l’incompréhension…

Pouvons-nous accepter l’incompréhension ?

Personne n’aime être incompris, et nous n’aimons pas non plus ne pas comprendre ! Pourtant nous constatons régulièrement que l’incompréhension nous guette au détour de n’importe quelle conversation à priori banale. C’est que les raisons de la voir surgir sont multiples.

L’incompréhension à laquelle je pense ici n’est pas un simple désaccord sur des façons de voir ou sur des convictions diverses, politiques, religieuses, ou autres. C’est l’incompréhension qui nous mortifie parce qu’elle heurte notre intelligence émotionnelle, parfois même notre intelligence tout court. Elle génère du stress et peut créer d’importants dommages en termes de relations humaines. 

C’est la raison pour laquelle je me suis demandé si nous ne pouvions pas lui trouver quelques vertus, et peut-être même l’adopter parfois comme mode de relation plus serein lorsque nous la rencontrons.

Pour commencer j’ai relevé deux situations dans lesquelles nous admettons assez facilement de ne pas comprendre, ce qui me permet au moins d’affirmer d’entrée que le sujet n’est pas aussi  saugrenu qu’il y parait … à première vue ! (sourire).

C’est par exemple le cas lorsqu’on tente de nous expliquer qu’en physique quantique un neutron peut se trouver en deux endroits en même temps, ou passer par deux lieux distants de millions de kilomètres exactement au même moment…  Notre cerveau a d’énormes capacités de compréhension, (tant mieux !), mais ici nous acceptons  volontiers de déléguer une part de son exploitation à des tiers, sans en prendre ombrage.

C’est aussi le cas lorsque nous manifestons notre scepticisme artistique devant l’incompréhension   d’œuvres comme « Le Jardin des Délices » de Jérôme Bosch, (voir ici) ou « La tentation de Saint Antoine » de Dali (voir ici). Les exemples pullulent car depuis longtemps l’Art a pour objet de nous mettre en situation d’interrogation et de nous étonner. Nous le savons et pouvons même aller jusqu’à être volontaires pour être bousculés lorsque nous visitons des expositions et rencontrons des artistes pour tenter de comprendre ce qu’ils veulent nous dire. Si l’incompréhension demeure, il n’y pas ici péril, et le temps fera peut-être évoluer les choses, ça s’est déjà vu…

Retenons donc simplement de ces deux exemples (nous pourrions en trouver d’autres), la belle plasticité de notre esprit qui, par un effet de notre volonté, montre que l’incompréhension ne conduit pas systématiquement et fatalement à une nécessité de compréhension. Sans doute l’aviez-vous déjà remarqué, mais il n’est pas inutile de le rappeler pour ce qui vient…

Examinons maintenant quelques cas de figure dans lesquels, à l’inverse, l’incompréhension génère un impérieux besoin de comprendre.

  • Vous avez prêté de l’argent à un ami ou à une personne de votre famille qui s’était engagé(e) à vous le rendre dans un certain délai, mais tergiverse et ne le fait pas.
  • Vous apprenez qu’on vous a menti en réponse à une question importante.
  • Vous découvrez chez votre meilleur(e) ami(e) un comportement  qui vous déçoit au point de remettre en cause votre amitié….

Vous connaissez tout cela et je suis persuadé que vous avez vécu vos propres exemples.

Dans ces différentes situations votre besoin de comprendre va émerger : vous voudrez connaître le « pourquoi ? » de ces comportements, entendre une « explication », ou une « justification ». Vous insisterez et argumenterez que vous souhaitez être rassuré(e) sur votre lien, direz que vous attendez une information qui vous aiderait à ne pas dégrader la qualité de votre relation mise en cause par ce qui s’est produit.

Cependant, malgré cela, et bien qu’il reconnaisse les faits et la légitimité de votre demande,  votre interlocuteur ne répond pas à votre attente. Il ne vous convainc pas, ou affirme ne pas savoir expliquer précisément pourquoi il a agi ainsi, ou refuse même de s’expliquer, peu importent les raisons.

Vous êtes dans l’incompréhension face à cette attitude qui vous semble  d’ailleurs « cacher quelque chose »…

Comme précédemment pour la physique quantique ou l’Art, il existe une approche de la situation qui pourrait vous permettre d’accepter qu’il n’y ait pas de « parce que » à votre « pourquoi ? ». En voici quelques éléments parmi d’autres, car la variété des situations est très grande, et nécessite des adaptations au cas par cas.

D’abord, et sauf comportement de mauvaise foi que j’écarte s’agissant d’une personne à laquelle vous tenez, soyons honnêtes : nous n’avons pas toujours à notre disposition une si bonne compréhension de nos actes et de nos décisions, pour que nous soyons en mesure de les exprimer au pied levé !

Autre situation, l’impossibilité de s’expliquer de votre interlocuteur pourrait provenir du fait qu’il soit nécessaire de faire appel à des faits ou des situations se trouvant hors du champ, dans le temps comme dans l’espace, de votre relation. Les développements pourraient alors accroître votre incompréhension ou votre incrédulité, plus que vous rassurer… Ce n’est pas une bonne idée !

Enfin on peut considérer que votre demande ressemble par son contexte à une sorte de confession, et cet exercice n’est plus très en vogue. Les sentiments de faute et de honte s’en trouvent exacerbés, et peuvent expliquer un refus de s’y plier.

Votre interlocuteur perçoit l’une ou l’autre de ces difficultés et ressent le caractère indicible d’une explication qui soit vraie à ses propres yeux (c’est important), et dont parallèlement la logique ou la raison s’accorderont avec les vôtres. Il peut donc se trouver dans une forme de sidération, et être dans l’incapacité de « dire », tout en comprenant que vous avez raison de « vouloir savoir » !

C’est pourquoi Marshall Rosenberg, le gourou américain de la Communication Non Violente (CNV), auteur de « Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) *», dirait probablement qu’exiger une justification dans un contexte de suspicion pourrait s’assimiler à une forme de violence.

Parce que n’avons pas forcément pour nous-mêmes toutes les clés de nos comportements, il nous faudrait parfois savoir renoncer à l’exiger d’autrui.  Sans doute s’agit-il là d’un dépassement de soi, d’une forme d’humilité à l’égard du caractère irréductible de la vie à une histoire simple, et à des logiques compatibles entre tous, compréhensibles par tous.

Il est vrai que la mode est depuis de nombreuses années au « partage » via les réseaux sociaux, à laquelle est venue s’ajouter récemment la « libération de la parole ». Il en résulte l’adoption fréquente, dans les échanges, d’une posture qui prend parfois la forme d’une dictature de la transparence (il faut tout partager) et de son corollaire l’exigence de compréhension (je m’explique sur tout)

Est-il utopique d’espérer un jour voir dans l’incompréhension une alternative naturelle et légitime à la compréhension, permettant d’éviter les litiges et les souffrances qu’elle génère souvent ?

Il me semble qu’il ne faut pas confondre « libération de la parole » avec « liberté d’expression », et que la liberté d’expression suppose que l’on ne confisque pas la liberté de non-expression qui devrait bénéficier de la même légitimité. [Vous avez évidemment remarqué que cette liberté-là n’est autre que celle d’avoir le droit de ne rien dire…]

Et puisque chacun d’entre nous est à l’origine de l’idée qu’il se fait de l’incompréhension, il est possible que la solution soit entre nos mains.

En effet, il est vrai que nous sourions lorsque nous pensons à l’anecdote de celui qui cherche les clés qu’il a perdues sous le réverbère, car il fait nuit, et c’est le seul endroit où se trouve la lumière. Peu importe que la réponse à sa recherche se trouve ailleurs, il cherche là où il estime qu’il a le plus de chances de les voir, c’est la posture qui le rassure….  Nous pourrions donc sourire également de notre persistance à rechercher parfois une compréhension à un comportement là où ça nous arrange, même si là il n’y en pas…

Naturellement j’entends combien peut être grande la frustration de devoir renoncer à comprendre un comportement jugé inacceptable, et de voir s’échapper la possibilité d’obtenir l’explication salvatrice d’une confiance, d’une amitié, et parfois de beaucoup plus.

La méthode ne s’applique pas à tous les cas, mais si vous tentez un jour l’expérience d’accepter votre incompréhension comme une alternative normale à votre compréhension, ne vous étonnez pas de découvrir qu’elle vous libère de bien des tracas,  et qu’elle est le plus sublime des moyens de compréhension.

Alexandre Adjiman

Le 9 octobre 2020

  • « Les mots sont des fenêtres (ou bien des murs) », Marshall B. Rosenberg Ed. La découverte 2004
  •   « Changements : paradoxes et psychothérapie », P. Watzlawick, J. Weakland, R. Fisch Ed. Le Seuil, 1975
  • « Du silence »,David Le Breton, Ed Métaillé 2015
  • « La réalité de la réalité, confusion, désinformation communication », P Watzlawick, Ed. Le Seuil 1978
  • Images (c) voir les liens Internet
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