Nous connaissons tous la difficulté qu’il y a bien souvent à percevoir la réalité de la réalité, qu’il s’agisse de l’observation scientifique de phénomènes, de la compréhension d’un comportement, ou de l’analyse d’évènements.
Qu’est-ce que la perception ? C’est l’activité mentale que nous déployons lorsque nous observons quelque chose : autant dire tout le temps ! Ainsi l’utilisation de l’un ou l’autre (ou plusieurs) de nos cinq sens, associée à notre mental, à nos expériences, à nos croyances… est tellement automatique que nous n’en sommes généralement pas conscients.
Intuitivement, vous pouvez certainement comprendre que cette activité mentale étant dotée d’une part d’une grande imagination, d’autre part d’affections positives ou négatives de toutes sortes, elle peut introduire un biais dans notre observation, la rendant erronée.
Si dans bien des cas ce biais n’a pas ou peu d’impact sur notre analyse, dans d’autres il peut provoquer des incompréhensions ou des malentendus.
J’ai puisé quelques exemples dans « Le théorème du parapluie, ou l’art d’observer le monde dans le bon sens », un livre entièrement consacré à nos erreurs de perception, et par voie de conséquence de jugement, dans le domaine des sciences. De quoi nous faire réfléchir sur certaines de nos certitudes… Jugez-en…
Connaissez-vous le Chimborazo ? C’est un volcan planté au cœur de la Sierra équatorienne. Il n’est plus en activité depuis près de quinze siècles. À 6263 m, il surplombe les plateaux andins, et les alpinistes du monde entier viennent relever le défi d’atteindre son sommet de neiges éternelles.
C’est que les guides touristiques affirment qu’il s’agit du plus haut sommet du monde… !
Plus haut que l’Everest et ses 8848 mètres ?
Oui, plus haut, car l’Everest bénéficie d’une erreur de… perception ! La terre n’étant pas ronde mais légèrement aplatie au niveau des pôles et gonflée au niveau de l’équateur, le niveau de la mer qui sert de mesure à l’Everest y est moins élevé qu’à l’Équateur. Une mesure à partir du centre de la terre pour les deux géants serait donc scientifiquement plus exacte (ou équitable ?) Résultat : 6382,6 m à l’Everest contre 6384,4 m au Chimborazo.
D’accord, il ne s’agit que de 1,80 m … Pour vous qui lisez ces lignes cela n’aucune importance, mais pour les alpinistes qui désirent défier les géants, les derniers mètres du Chimborazo seront évidemment leur plus grande fierté : le toit du monde !
Voilà une certitude mathématique bien perturbée par le changement de la base de repères, qui nous invite à se poser quelques questions de méthode, si nous voulons être précis…
Sur la plage, cet été, vous pensiez percevoir correctement le mouvement de l’eau devant la marée ? Détrompez-vous !
Car lorsque nous voyons la mer « monter », en réalité, sur un plan physique, elle descend, tandis qu’elle monte lorsqu’elle se retire… ! C’est la rotondité de la terre qui, là encore, nous donne cette illusion, due à sa courbure qui ne nous est pas perceptible : à nos pieds, la terre est « plate » !
Pour vous en convaincre prenez une orange et laissez tomber quelques gouttes d’eau sur sa surface, vous les verrez « descendre » vers la gauche ou la droite…. Ainsi une mesure extrêmement précise du déplacement de l’eau à la surface terrestre montrera qu’à marée montante elle descend comme l’eau à la surface de votre orange.
Voici maintenant une autre étonnante erreur de perception, celle de notre apparente immobilité. Je suppose que vous ne lisez pas cet article en conduisant. Mais vous êtes peut-être dans un train, ou assis(e) chez vous. Bref il vous semble être immobile. Il n’en est rien.
Vous êtes le minuscule constituant d’un vaste espace à l’intérieur duquel vous ne cessez de bouger. La Terre tourne sur elle-même en 24 heures et vous tournez avec elle ! Si vous êtes aux latitudes de la France, vous parcourez 30 000 kms toutes les 24 heures à 1250 kms/h…. La Terre sur laquelle vos pieds sont posés, parcoure chaque année 940 millions de kms à 30 kms/seconde… Quant à la voie lactée dans laquelle vous vous situez elle se déplace elle-même à plus de 2 000 000 de kms/h…. Vous avez le tournis ? Non, car vous êtes « relativement » immobile…
Bref, tout bouge tout le temps, et l’immobilité absolue n’existe pas : il n’existe que des immobilités relatives, c‘est à dire des immobilités perçues comme telles en raison de leur mesure apparente par rapport à d’autres éléments mobiles. A quoi ça sert ? Et bien entre autres, à ce qu’un satellite placé sur orbite demande à votre GPS de vous informer que tous comptes faits, vous devez tourner à gauche dans 25 mètres pour atteindre votre destination…
Vous l’avez sûrement compris, percevoir suppose le désir d’aller au-delà des apparences. Est-ce compliqué ? Oui et non : je vous ai rapidement expliqué quelques phénomènes scientifiques imperceptibles que vous avez compris et perçus en quelques secondes. Mais toutes ces observations ont nécessité d’énormes travaux, de la persévérance, des remises en causes phénoménales de certitudes, des conflits et des procès, l’invention de nouveaux instruments, et la réalisation de calculs compliqués le plus souvent sans ordinateur à leur époque.
Pour un homme politique avoir une juste perception des situations est évidemment primordial pour prendre des décisions. Qu’en est-il de la perception d’Emmanuel Macron lorsqu’il affirme que nous entrons dans « la fin de l’abondance » ?
Nous sommes bien obligés d’en déduire que lors de son premier mandat il a perçu les Français comme vivant dans l’abondance.
Nous ne pouvons donc que conclure, par exemple, à l’échec définitif des Gilets Jaunes dans leur volonté d’exprimer leur dramatique précarité, au moment où le litre d’essence ne coûtait que quelques centimes de plus. Nous le savions déjà, mais nous ne pouvions imaginer combien la perception d’Emmanuel Macron quant à la nature de ce mouvement au regard de sa définition de l’abondance pouvait être aussi erronée. C’est chose faite.
Nous avons également entendu sa fierté d’avoir mis en place, alors qu’il était ministre des Finances de François Hollande, le développement des emplois Uberisés. Visiblement (si l’on peut dire), il ne perçoit pas la précarité, proche de l’esclavage moderne, qui caractérise ces emplois, et se dit même prêt à en développer encore le concept si besoin.
Mais que penser alors de sa perception de ce qu’est un « travail », ou de sa notion même d’emploi alors qu’il dit avoir un objectif de « plein emploi » ?
Enfin, bien que n’ayant été élu que par moins de quatre électeurs inscrits sur dix, avec un taux d’abstention record, et bien que n’ayant pas de majorité parlementaire, il ne semble pas percevoir que son programme de réformes est désormais minoritaire dans l’opinion publique….
Cette façon délibérée de mépriser la réalité, que j’appelle une a-perception, est un phénomène bien connu : presque tout ce qui bouscule l’ordre établi, tout ce qui dérange les convictions, contrarie l’expérience, peut générer une forme de déni du réel, allant parfois jusqu’à l’absurde…
C’est ainsi qu’il subsiste par exemple une croyance encore bien ancrée que la terre serait plate ! Emmanuel Macron y souscrirait-il ? L’Everest serait-il le plus haut sommet du monde « quoiqu’il en coûte ? »
Probablement pas. Néanmoins, affirmer que les Français vont perdre leur train de vie d’abondance serait risible s’il n’y avait pas derrière cette conviction du Président de la République beaucoup trop de personnes (pourtant bien connues de lui) que cette perception de leurs conditions de vie ne fait pas rire du tout.
Avant de conclure il existe tout de même une hypothèse qu’il me parait difficile de ne pas envisager, peut-être y avez-vous pensé : Emmanuel Macron perçoit bien toutes les contrariétés et oppositions qui se dressent devant lui, mais il n’en n’a cure. Son éthique personnelle lui commande d’accomplir la mission dont il est persuadé que la Providence l’a chargé. D’ailleurs, après que l’opinion publique l’eût surnommé Jupiter, il a récemment dit préférer le surnom de Vulcain…
Vulcain ? Fils de Jupiter, il est le feu qui, pour le bien ou pour le mal, dévore et détruit. Ce qui le rend utile et dangereux à la fois….(Wikipédia).
Merci pour votre fidélité, et bonne rentrée !
Alexandre Adjiman
le 31 août 2022
NB : au pays du Chimborazo on utilise l’expression « c’est un Chimborazo ! » pour dire d’un sujet ou d’un travail qu’il est difficile, ou énorme, faisant ainsi référence à l’imposante masse de ce volcan et à la difficulté de le vaincre…. Vous trouverez bien l’occasion de l’utiliser dans un dîner en ville !
Dans mes lectures :
« De la vérité dans les sciences » Aurélien Barrau, Éditions Dunod, 2019
« Le théorème du parapluie », Mickaël Launay, Editions Flammarion, J’ai lu 2019
« Spinoza, Méthode pour exister » Maxime Rovere, CNRS éditions 2019
« Excel m’a tuer, L’hôpital fracassé » Bernard Granger, Éditions Odile Jacob, 2022
« La réalité de la réalité, confusion, désinformation », Paul Watzlawick, Points Essais Seuil, réédition 2014
« Éloge de l’hypocrisie » Olivier Babeau, Éditions du Cerf, 2019
« Comment faire son propre malheur », Paul Watzlawick Points Essais Seuil, réédition2014
« L’art d’avoir toujours raison », Arthur Schopenhauer, Edition des Mille et une Nuits, 2021 (réédition)