Voyager c’est risqué

Ayant été amené de façon fortuite à enseigner l’Histoire en lycée, j’ai gardé de cette discipline  l’idée qu’elle joue de façon très inconsciente un rôle important dans le comportement d’une nation, imprègne la façon de penser et le vivre ensemble. J’ai découvert à cette occasion une discipline fragile et incertaine, sujette à toutes les interprétations et manipulations possibles. Une discipline à risque donc pour ceux qui l’étudient et la « racontent », notamment pour ceux qui l’enseignent, et naturellement une discipline politiquement ingérable.  Ce en quoi j’espère que je ne vous apprends rien (sourire…)

Si j’aborde le sujet c’est que j’ai voyagé cet été en Lituanie en compagnie de mon amoureuse Florence, et qu’ayant découvert l’histoire de ce pays et rencontré ses habitants, ma vision de la discipline « Histoire » comme moyen de compréhension d’une culture m’est revenue en mémoire et m’a inspiré ce qui suit.

Pour mémoire la Lituanie est l’un des trois pays Baltes avec l’Estonie et la Lettonie. Géographiquement située au nord-est de l’Europe, elle est encadrée par la Russie, la Pologne et la Biélorussie (carte ici)

La naissance de l’unité Lituanienne se fait au 13ème siècle à partir de diverses petites tribus éparses alors qu’elles sont en lutte contre les Tatars, des Chevaliers Teutoniques et autres Chevaliers Porte-Glaives venus christianiser la population par force.

Et depuis cette époque, à quelques rares exceptions  près, les lituaniens ont été aux prises avec des envahisseurs successifs, ont subi des dizaines de guerres, établit des alliances parfois renversées, vécu des déportations, tortures, emprisonnements, disparitions de personnes et massacres collectifs…

Chose extraordinaire, malgré ce véritable essorage permanent de leur identité,  les lituaniens ne se laissent pas faire, résistent aux envahisseurs par tous moyens, ont proclamé leur indépendance trois fois, ce n’est pas un record enviable, ont conservé intactes leur langue et leur solidarité dans le combat pour la liberté,  et ne sont « enfin seuls » et chez eux que depuis seulement 30 ans !

Voyager c’est « aller voir ailleurs », c’est « faire un pas de côté » comme disent certains philosophes, pour se confronter à d’autres réalités.  Et en effet, à un peu plus de deux heures d’avion de Paris, ce vécu lituanien de résistance séculaire est palpable, il est dans l’air que l’on respire, dans les rencontres, dans la relation à leur histoire, dans la rue, dans la nature, et nous interroge sur notre propre histoire.

Pour vous permettre de comprendre ce « phénomène atmosphérique » voici  un petit aperçu historique du dernier siècle Lituanien, qui ressemble en tous points aux précédents.

Entre 1915 et 1991 la Lituanie a été envahie à six reprises, par les allemands, puis les soviétiques, puis les allemands nazis, à nouveau les soviétiques, puis les polonais, et encore un retour des soviétiques  !

En 50 ans de vie forcée et sous la contrainte étrangère, de 1941 à 1991,  les lituaniens ont perdu trente pour cent de leur population en déportations, massacres et  assassinats en tous genres commis par les allemands-nazis  et les soviétiques. Plus de deux cent mille juifs ont été cloitrés et affamés dans les ghettos, puis exterminés à l’arme automatique, chez eux, sous leurs yeux, pas à 600 kilomètres.  Ils  ont organisé diverses résistances aux occupants, tantôt avec les polonais, tantôt avec les soviétiques, tantôt seuls, et après l’effondrement de l’URSS, ils ont été les premiers  à proclamer leur (troisième !) indépendance, et à s’en défaire en septembre 1991.

Bien sûr, en trois semaines on ne peut pas tout voir et savoir d’un pays visité. Mais ce qu’il m’a semblé ressentir ici, qui résulte selon moi de la mémoire historique collective dont chacun est porteur à travers sa propre histoire et celle de sa famille,  mémoire devenue reptilienne peut-être,  c’est une sorte d’humilité, portée par un grand souffle de liberté et de respect de la nature.

D’où pouvait provenir ce sentiment ?

D’abord dans le rapport des Lituaniens à leur histoire. Loin de nos interrogations sur la part sombre de nos « grands hommes » auxquels nous aurions malencontreusement érigé des statues et attribué des places et des rues dont certains voudraient se défaire, et de nos difficultés à assumer certaines de nos périodes « honteuses », les Lituaniens assument pleinement avoir pu statufier des personnages qui ne le méritaient pas. Plutôt que de les détruire ils les ont installés dans un magnifique parc forestier, très connu et visité par les familles, histoire de ne pas oublier, et peut-être de conjurer la possibilité que cela se reproduise. ..

Probablement aussi par le sentiment de sécurité que l’on a dans la rue. L’occupation permanente du pays par des puissances étrangères avec leurs méthodes policières de surveillance et de contrôle de la population, l’arbitraire et les maltraitances, semblent avoir été à  la fois un facteur de solidarité   et une école de prudence et de mesure. Il est difficile d’oublier que pendant longtemps on ne savait jamais s’il était possible de se confier à un ami, si cet ami était un « véritable ami » ou un indicateur.  La police est aujourd’hui peu présente dans la rue, et même si les très nombreuses caméras de surveillance installées par les régimes précédents pourraient justifier cette absence, une réelle impression de tranquillité en résulte.

Ensuite par l’absence d’agressivité commerciale ambiante. Bien qu’en 30 ans d’autonomie les lituaniens auraient pu se précipiter vers une société de consommation du fait de leurs années de privations, cela s’est déjà vu, ils ne se sont guère orientés dans cette direction et gardent le rythme d’une vie modeste, proche de la nature qui les entoure : plus de 6000 lacs et d’immenses forêts !  

Le commerce se pratique dans les magasins de proximité et au bord des lacs pour le poisson fumé, et sur les marchés où l’on rencontre des producteurs de tous âges et de toutes origines.

A force d’habitude nous ne voyons plus combien la publicité dans la rue et sur les routes nous agresse subtilement. En revanche leur absence procure un sentiment de tranquillité et de repos de l’esprit semblable à celui que nous avons connu avec l’arrêt du bruit de la circulation automobile pendant le confinement…. Quel plaisir !

Leur Histoire leur aurait-elle appris ce qu’est l’essentiel ?

En tout cas les lituaniens ont un véritable sentiment de fierté d’avoir obtenu leur indépendance, d’avoir résisté à toutes les tentatives de les escamoter et d’avoir conservé leur identité. Ils sont fiers  d’être admis au sein de l’Union européenne, fiers d’avoir pu adopter l’euro, alors même que règne chez nous un certain scepticisme sur l’intérêt de l’Union Européenne et dans nombre de ses pays… L’Europe une fierté dites-vous ? Ah bon ?

Oui, et il m’a aussi semblé que leur fierté et leur plaisir de pouvoir désormais goûter à liberté se rencontrait partout, chez eux à la maison et dans la rue, à travers une libre expression de la créativité.

Dans son intérieur le lituanien fait preuve d’inventivité artistique pour la décoration, utilisant tous types de matériaux à hauteur de ses moyens : le bois le tissu, les plantes, de même que pour l’ameublement, l’éclairage,… : il imagine des suspensions originales, des tables, des chaises et tableaux très personnalisés.

L’art est également présent dans la rue, sur les places, dans les jardins avec des sculptures, et sur les murs des bâtiments où il raconte parfois leur histoire. La « parole artistique» est donnée à toutes les tendances, comme s’il s’agissait de montrer qu’il est désormais interdire d’interdire, après que la créativité a été si longtemps muselée aux mains d’un régime étranger imposant sa culture. 

Et ici la créativité est même visible dans l’élégance féminine. C’est un vrai plaisir de voir à Vilnius les lituaniennes s’habiller avec goût, ce qui peut s’expliquer par le nombre d’années de privations, mais surtout par l’absence de la concurrence des modèles diffusés à des milliers d’exemplaires par les franchises internationales, permettant ainsi aux boutiques de  proposer des robes seyantes de création et fabrication lituaniennes plutôt que chinoises….

Un dernier mot : si vous avez cru lire entre ces lignes que ce pays est resté au stade des années 90 sur le plan numérique, détrompez-vous. Leurs réseaux sont aussi performants que les nôtres, et la petite marchande, la soixantaine,  qui propose les fruits et légumes de son jardin au marché local, possède un smartphone connecté sur lequel elle demandera à Google la traduction en anglais d’un nom ou d’une question qui lui a été posée. Car elle a depuis longtemps l’habitude de rechercher des mots en russe, polonais, allemand….  Parce qu’après tout, c’est là toute l’histoire de son pays, non ?

L’histoire de Lituanie n’est évidemment pas enviable. Les lituaniens n’ont pas eu comme nous la chance de faire leur histoire eux-mêmes, beaucoup d’autres ont voulu la faire à leur place. Et je n’ai sûrement pas aperçu leurs problèmes économiques et sociaux, ni ceux de leurs relations familiales et intergénérationnelles, dont on peut imaginer les difficultés liées aux épreuves vécues.

Mais l’atterrissage à Paris m’a quand même fait l’effet d’un retour vers un monde désenchanté…

Alexandre Adjiman

Le 19 septembre 2020

PS : c’est le moment de suivre l’Histoire qui se fait sous nos yeux en Biélorussie : les lituaniens qui comprennent ce qui se joue dans cette dictature mieux que quiconque, soutiennent leurs voisins  biélorusses en envoyant des ballons d’encouragement au-dessus du pays et en organisant des chaînes humaines de solidarité…. C’est admirable !

Auteur : Versus

Blog de commentaires sur les faits de société, les films, les livres, la créativité, la politique, les comportements individuels, l'antisémitisme, l'entreprise, l'économie, la famille, et d'une manière générale tout évènement susceptible d'apporter des changements... Je suis Médiateur Professionnel à Tours.

14 réflexions sur « Voyager c’est risqué »

  1. Merci pour ce voyage dans le voyage. Le risque nous grandit, la différence nous enrichit. L’histoire de ce pays n ‘est pas qu’une chronologie de faits, elle intègre des émotions, des odeurs, des saveurs qui ne se racontent pas. Le papier d’Alexandre est beau et les commentaires précédents complètent cette fresque. Le risque de ce voyage a été de nous enrichir. Merci Alexandre, merci pour les commentaires qui donnent cette saveur obtenue.

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  2. Cher Alexandre, merci pour ce moment d’histoire et de découverte une fois de plus passionnant. Continue à blogguer, je suis friand et attends tes nouvelles avec toujours une touche impatiente, ce voyage était « succulent ».

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  3. En lisant ton article, Alexandre, c’est tout notre voyage qui défile et j’aimerais apporter ma pierre, même brute, à ton édifice.

    Concernant l’indépendance de le Lituanie, la façon dont elle s’est déroulée illustre bien cet esprit de résistance. Le 11 mars 1990, la Lituanie est le premier pays balte à proclamer son indépendance malgré l’opposition de l’URSS qui la reconnaîtra en septembre 1991, un peu avant l’ONU.

    Le Gruto Parkas, qui rassemble statues des leaders communistes et souvenirs de l’occupation soviétique, a été créé en 2001 par une homme d’affaires lituanien. Même s’il est très fréquenté, je crois qu’il reste controversé.
    Les lituaniens continuent d’installer des caméras et cette surveillance permanente questionne la française réfractaire que je suis. Et si c’était le moyen d’atteindre cette sécurité que l’on ressent partout et à toute heure?

    Les franchises internationales sont bien présentes, mais circonscrites à une rue et aux immenses centres commerciaux des grandes villes alors que les petites boutiques avec chacune leur style se rencontrent à chaque coin de rue et à des prix plus attractifs. Pas de fashion clone!

    Tu aurais aussi pu écrire sur la qualité de la cuisine, le charme des restaurants, les villes comme Druskininkai, construite dans un parc, ou Visaginas, ville d’immeubles vétustes de 20 000 habitants construite il y a 45 ans par les soviétiques au milieu d’une forêt d’une propreté remarquable où le seul bruit est le chant des oiseaux, la place des voitures, la façon de conduire, la gentillesse des lituaniens une fois passée la froideur voire le regard suspicieux du premier contact…

    Oui, nous avons goûté une qualité de vie exceptionnelle pendant ces trois semaines! Je ne sais pas si l’herbe est plus verte en Lituanie mais ce qui est sûr, c’est qu’elle a une belle couleur.

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    1. Oui mon amoureuse, j’aurais pu dire tout cela. mais vois-tu, tu poursuis ta contribution à ce voyage, commencée par l’idée même du « voyage », lequel m’a permis d’écrire cet article comme je l’ai écrit, si bien que je suis persuadé que toutes les cigognes de Lituanie se souviennent nous avoir vu passer, et parlent encore de nous …. en claquant du bec….

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  4. Admirable! Le mot final est juste.
    Merci Alexandre pour cette invitation au voyage qui nous permet d’apprendre sur ce pays et son peuple trop méconnus. Ce témoignage nous donne envie de les connaître d’avantage !
    Muriel

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  5. Oui! FIERS d’avoir résisté! FIERS de notre esprit, caractère maniable! FIERS de notre identité! Le mot « VERITABLE » dans votre article réchauffe mon coeur lituanien… Merci beaucoup pour l’intérêt et votre visite de mon petit (géographiquement) pays!!! Giedre

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