Ukraine : flagrants délits

Nos commémorations pour que « plus jamais » ne se reproduisent les faits de la seconde guerre mondiale réduites à néant ! Pourrons-nous continuer à commémorer ?

Pour être allé en Lituanie* et avoir rencontré les Lituaniens et leur histoire, dans les musées et sur les plaques commémoratives des rues, je comprends bien d’où vient la rage de liberté et le courage des Ukrainiens à refuser une mainmise russe sur leur pays.

Le système russe de gouvernement est tout simplement odieux, et les populations qui sont parvenues à en réchapper à force de résistances et de combats, notamment depuis la chute du mur, ne peuvent imaginer y retourner. La mort lui est préférable.  

C’est que nous n’avons qu’une idée lointaine de ce que représente un quotidien dans lequel on ne peut parler à une personne sans se demander si elle est de confiance ou non, et si nos propos ne vont pas faire l’objet d’une délation. Et si nous ne serons pas arrêtés à l’heure du diner pour des motifs arbitraires, puis conduits de force dans une prison, sans jugement, pour y croupir pendant des mois, suivis d’une condamnation inique.

D’avoir réussi à en sortir, et d’avoir gouté à la liberté, kamikazes les Ukrainiens sont devenus….

Il est possible qu’enfermé qu’il est dans son monde, et ivre de sa puissance, Poutine n’ait pas imaginé que le rêve de liberté puisse être plus puissant que ses missiles et ses tanks. Face à la Russie, les exemples Polonais et Lituanien, et naturellement Ukrainien, entre autres, nous enseignent que même si Kyiv tombe, même si le pouvoir russe s’y installe, une résistance implacable va se poursuivre le temps nécessaire à la recouvrer. Le prix que les Ukrainiens paieront sera, comme toujours dans ces cas, très élevé. Mais il n’est pas nécessaire d’avoir une boule de cristal pour savoir que Poutine a déjà perdu, puisqu’il ne sait pas que la liberté n’a pas de prix.

Il est difficile devant de tels évènements, alors que les mots Liberté, Égalité Fraternité sont aux frontons de nos monuments, de ne pas s’interroger sur nos responsabilités et notre comportement.

Un film récent m’a m’aidé à y voir clair.

Dans Un autre monde, de Stéphane Brizé et Olivier Gorce, sorti en salles en février dernier, le patron de la filiale française d’une société internationale est sommé de licencier 10% de ses effectifs, soit 58 personnes, à la demande des actionnaires américains.  

Casse-tête pour ce patron, interprété par Vincent Lindon, qui travaille d’arrache-pied avec son encadrement pour préserver l’emploi. Ils parviendront à une solution :  l’ensemble des cadres accepte de renoncer à ses primes de résultats pour l’année.

Le PDG américain trouve l’idée géniale, mais ne répondant pas à l’objectif des actionnaires de voir leurs actions valorisées à Wall Street : Vincent Lindon est alors convoqué par le siège français pour être licencié pour faute grave : il n’a pas eu le courage de licencier…

Au cours de l’entretien la Présidente française du groupe lui propose de conserver son poste dans lequel il excelle, dit-elle, moyennant la désignation de son adjoint comme l’auteur du projet refusé.

L’homme ne mettra pas longtemps à rejeter cette proposition, estimant qu’elle est infamante. Découvrant à cette occasion l’image déplorable que ses supérieurs ont de lui, il ne peut accepter d’occuper la fonction sans être en contradiction avec ses valeurs humaines fondamentales.

La France a elle aussi ses valeurs fondamentales qui portent sur la liberté et la démocratie.  Elle les proclame régulièrement à l’occasion de l’organisation de cérémonies pour ne pas oublier, et pour que plus jamais les évènements commémorés se reproduisent. Devoir de mémoire à l’appui.

Elle célèbre les résistants, tels De Gaulle, Jean Moulin, Pierre Brossolette, et beaucoup d’autres, et cite souvent en exemple la lettre du jeune Guy Môquet, fusillé à 17 ans par les allemands, qui « souhaite que sa mort serve à quelque chose » ….

Si concernant les évènements commémorés nous pouvons affirmer que nous étions peu ou mal informés sur ce qui se passait, il est impossible aujourd’hui de feindre l’ignorance : nous savons ce qui se passe sur le palier de notre porte, nous le voyons et l’entendons jusque dans notre salon, nous avons même appris, de façon très cynique, que « le pire est à venir » … 

Bien sûr nous intervenons en Ukraine avec des mesures économiques, l’envoi de matériels, médicaments, et nous sanctionnons la Russie. Mais si nous nous montrons concernés, nous refusons l’implication indispensable pour éviter que se reproduisent les exils, les déportations, les morts, les destructions et autres exactions habituelles des guerres.

La perte à court terme des libertés fondamentales de nos voisins est vécue en distanciel, nous avons appris à le faire. Nous ne voulons pas entrer en guerre contre la Russie mais nous armons ses belligérants, ce qui, sauf à méconnaître l’existence de l’hypocrisie, est insensé. Et justifier notre position en prétextant que l’Ukraine n’est pas dans la CEE ou l’OTAN n’est pas très convaincant quand on a compris que cette guerre est celle d’un homme dont le profil psychologique, déjà été rencontré par le passé, poursuivra sa démarche.

Si le grand patron qu’était Lindon n’a pas eu le courage de licencier, il a eu celui du respect de son éthique, (quoiqu’il lui en coûte ): c’est un autre courage.

Aussi je m’interroge sur la façon dont nos élus portant écharpe tricolore et déposant une gerbe de fleurs au pied d’un monument ou ranimant une flamme, pourront à l’avenir faire preuve de suffisamment d’amnésie pour continuer à commémorer des évènements du passé pour ne plus qu’ils se reproduisent, tout en les laissant se reproduire. Flagrant délit de ridicule sans doute, mais il est vrai que le ridicule, lui, ne tue pas.

Ici le « quoiqu’il en coûte » est laissé à la charge des Ukrainiens. Qu’est-ce qui peut justifier chez nous ce comportement de Ponce Pilate ?

Ce conflit met également à l’ordre du jour une autre interrogation.

Quelle est cette Europe qui n’en pouvait plus de voir arriver tant de migrants d’Afrique au point de les laisser mourir à sa porte, et qui est aujourd’hui en mesure d’accueillir des milliers d’Ukrainiens ? Non pas que j’imagine qu’il ne faudrait pas les accueillir, mais j’entends surtout ceux qui, aux portes de la Pologne, de l’Angleterre, ou clandestins sans papiers ici ou là, doivent patienter des mois pour une hypothétique autorisation d’entrée, ou s’attendre à tout moment à une reconduction à la frontière, sous prétexte d’incapacité d’accueillir tous ceux qui le demandent.

De quelle lâcheté est le signe de cet autre flagrant délit de contradiction de nos élus ? À quelle haute idée de nous-mêmes faisons-nous semblant de croire **?

Au moment où nous sommes appelés à confier la fonction suprême à l’un des candidats, qu’allons-nous faire de notre responsabilité ? Allons-nous perpétuer un système qui vient de montrer une fois de plus son incapacité sur le long terme à saisir l’humain et le réel, ou voulons-nous provoquer un changement radical de paradigme ?

Le magazine l’Express titre cette semaine sur « Comment arrêter Poutine ? »

À cet égard l’exemple d’Hitler pourrait-il servir ? Il craignait tellement d’être empoisonné qu’il avait mis en place une équipe de 10 femmes qui, selon lui, avaient l’honneur de goûter tous les plats qui lui étaient préparés avant de lui être servis. L’histoire étonnante de l’une d’entre elles est racontée dans « La goûteuse d’Hitler ».  

La réponse à la question de l’Express serait elle simplement entre les mains d’un commis de cuisine du Kremlin ? Il n’est peut-être pas toujours nécessaire de mettre un chapeau à plumes et d’utiliser de grands moyens diplomatiques et militaires pour mettre fin à une guerre … 

Alexandre Adjiman

Le 6 mars 2022

  • *Pour la Lituanie et son histoire, vous pouvez vous reporter sur ce blog à « Voyager c’est risqué ».
  • **Pour « faire semblant », écouter Georges Moustaki : https://youtu.be/Z8T6T4aCHro  « Chanson pour elle » (copyright youtube)
  • « La gouteuse d’Hitler » Rosella Postorino, 2018 Éditions Albin Michel et Le livre de poche
  • « Un autre monde » film de Stéphane Brizé et Olivier Gorce, 2021
  • « Désobéir » Frédéric Gros, 2019, Éditions Albin Michel et Le livre de poche.
  • Dessin extrait de « Raison et déraison » Xavier Gorce, 2021,Tracts Gallimard N°28

Auteur : Versus

Blog de commentaires sur les faits de société, les films, les livres, la créativité, la politique, les comportements individuels, l'antisémitisme, l'entreprise, l'économie, la famille, et d'une manière générale tout évènement susceptible d'apporter des changements... Je suis Médiateur Professionnel à Tours.

4 réflexions sur « Ukraine : flagrants délits »

  1. Lu! Et partagé sur facebook! J’aime beaucoup l’hypocrisie de nos puissants et les différences de traitements des réfugiés , moins la fin (tu y vas un peu fort!) 🙂

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  2. Un consensus, un écrasement médiatique du sujet, un traitement unilatéral de cette triste guerre! On étouffe!
    On oublie les responsabilités, l’Histoire…Heureusement votre texte est là, pour un peu plus de lucidité et de vigilance Simplement et encore merci Alexandre!.

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