Depuis des siècles des penseurs et des philosophes essayent de nous donner des clés pour vivre ce qu’ils appellent « la vie bonne », ce qui serait LA boussole universelle pour s’orienter sur le chemin du temps qui passe : stoïciens, épicuriens, moralistes de tout poil, … auxquels il faut, bien sûr, ajouter toutes les spiritualités !
Prenons l’exemple d’une vision philosophique de la vie que vous connaissez probablement, trouvée sur une courte vidéo du réseau social Tik-Tok ! (pourquoi pas ?). Je vous invite à la regarder (c’est nécessaire pour la suite), et vous me retrouverez après.
Le message de Kevin présente l’avantage d’être formulé de façon simple et dramatique, c’est à dire avec une certaine force de conviction. Il confirme l’idée que la vie est courte, qu’il faut la vivre pleinement, profiter de chaque instant, savoir admirer la beauté des choses simples, etc…
Mais est-il EXACT de penser que nous ne pouvons rien faire sur le passé parce qu’il est passé, que demain est un autre jour dont on ne sait rien et qu’on ne peut qu’espérer, enfin que la seule chose que nous puissions faire c’est de vivre le moment présent ?
Car que pouvons nous vraiment sur le moment présent, sur l’aujourd’hui ? Là, dans quelques minutes pendant que vous lisez ? Avons-nous une marge de manœuvre sur ce « futur immédiat » ?
Si vous avez lu mon article sur Spinoza vous savez que selon ce philosophe très en vogue aujourd’hui, il n’y a pas d’effet sans cause, et que ce qui doit advenir est déjà « en route » ….. A ceci près que, de façon paradoxale, nous avons peu de chances de le prévoir, du moins avec certitude, tant le nombre d’hypothèses est phénoménal ! Dès lors profiter pleinement du moment présent pourrait bien manquer parfois d’authenticité.
Alors cher Kevin, si hier ne sert plus à rien, qu’aujourd’hui tout est déjà prévu, et que nous ne pouvons rien savoir de demain, à part d’aller se coucher et d’attendre que le temps passe, que pouvons nous faire ?
Puisque nous savons pertinemment que nous n’irons pas nous coucher, comment les évènements se produisent-ils ? Quels sont les phénomènes sur la base desquels nous avançons chaque jour dans la vie ? Dans quelles circonstances pouvons nous être amenés à choisir l’une ou l’autre des boussoles que les philosophes d’hier et d’aujourd’hui nous proposent ?
Le philosophe Jérôme Lèbre vient de publier « Repartir, Une philosophie de l’obstacle », livre dans lequel il démontre avec beaucoup de facilité, tellement cela m’est apparu une évidence, que contrairement aux apparences, l’essentiel de nos comportements n’est pas déterminé par notre seule volonté, mais bien souvent par la réaction aux obstacles que nous rencontrons pour parvenir à notre désir initial. Bref, nous changeons sans cesse de route, tout en croyant la maîtriser !
Ce qui l’inspiré c’est l’observation de la nature, elle même sans cesse confrontée à des obstacles qu’elle franchit avec beaucoup d’imagination et de constance : pierres, rochers, montagnes, déserts, eaux, forêts, lacs…. Il n’est que d’observer une glycine contournant n’importe quel mur pour adhérer au concept, et bien entendu la confrontation aux changements climatiques.
Je ne vous apprendrai rien en vous faisant observer que vous parvenez assez difficilement à faire exactement ce que vous avez décidé de faire dans une seule et simple journée sans rencontrer un imprévu, aussi minime soit-il, qui réoriente votre action. Qu’il s’agisse de votre emploi du temps perturbé par un embouteillage dû à des travaux, d’une annulation de rendez-vous, d’une décision favorable (ou défavorable) à laquelle vous ne vous attendiez pas, de l’intervention intempestive d’une personne désagréable, d’un appel téléphonique…. Réfléchissez seulement aux quelques heures qui viennent de s’écouler…
Les exemples ci-dessus sont anodins, mais nous sommes aussi susceptibles d’être confrontés à beaucoup plus difficile, à gérer des ruptures de toute nature telles la perte d’un emploi, une rupture amoureuse essentielle à notre quotidien, le décès d’un proche, l’annonce d’une maladie qui nous met en danger,…
Cela peut aussi être une rencontre qui nous a enfermé dans une situation incompatible avec nos désirs profonds, un livre ou un film qui nous révèlent un aspect de nous même que nous ne connaissions pas, une addiction qui nous a progressivement et inconsciemment enchaînés…
Face à des évènements aussi difficiles allons-nous nous effondrer ? Allons-nous fuir ? Allons-nous déprimer ? Allons-nous nous battre ? Allons-nous être fatalistes ? Allons-nous changer et devenir autre ? Allons-nous haïr ? Allons-nous être en colère, ou tristes pour le restant de nos jours ? Allons-nous perdre l’espoir d’être vivants ?
Toujours est-il que nous sommes alors confrontés à une situation qui nous contraint à un choix, lui même soumis à la même loi de l’obstacle, pourquoi ne pas dire à un « voyage » pour une destination et une durée inconnues, comme si nous étions transportés par l’évènement ? En considérant que toute la vie n’est au fond qu’une succession de voyages, peut-être les évènements difficiles seraient-ils plus supportables ? Peut-être sommes nous condamnés à être tous des « juifs errants », contraints de s’exiler au gré des obstacles mis à leurs conditions de vie et d’exercice de leur religion ? Ulysse n’a t-il pas fait « un beau voyage » malgré la multitude des obstacles rencontrés, et son Odyssée ne nous montre-t-elle pas un chemin ?
Selon Jérôme Lèbre les plus difficiles des obstacles auxquels nous pouvons être confrontés ne sont pas d’ordre matériel, mais d’ordre humain, la mort étant d’ailleurs le dernier d’entre eux. Pour les franchir l’Homme est capable de développer par son esprit la plus puissante des forces, bien plus forte que toute autre. Il en donne l’exemple avec l’image ci-dessous. Où mettrez-vous le véritable obstacle ?

(c) France Bleu
Finalement c’est probablement lorsque devant l’obstacle nous devons décider de renoncer ou d’avancer que finira par exister notre plus précise identité, qu’apparaîtront nos forces …. ou nos faiblesses. « Connais-toi toi même » disait Socrate ! C’est une piste non ?
Merci Kevin !
Alexandre Adjiman
le 14 mai 2023
Petite bibliographie
« Repartir, une philosophie de l’obstacle », Jérôme Lèbre PUF, 2023
« Les renoncements nécessaires » Judith Viorst, Editions Robert Laffont, 1968
« Désobéir », Fréderic Gros, Editions Flammarion, 2019
« Eloge de la faiblesse », Alexandre Jollien, Editions Marabout 1999
« Eloge de la fuite » Henri Laborit Edition Folio 1976
« Eloge du risque » Anne Dufourmantelle, Rivages 2011
« La vie est un puzzle ! » Alexandre Adjiman, Editions Garamond, 2011