Télétravail : du rêve au cauchemar…

Avant la pandémie COVID19, les entreprises qui proposaient à leurs employés de travailler depuis chez eux étaient considérées comme étant à la pointe du bien-être et de l’innovation. Il s’agissait alors d’une forme d’organisation du travail librement consentie par les deux parties. Mais depuis que la formule est devenue une obligation sanitaire, son image s’est transformée, tant dans l’esprit des entreprises que dans celui des employés. Et cette nouvelle approche a modifié considérablement les points de vue, comme on va le voir.

Sur ce sujet, voici une contribution de Jean-Yves Saulou, Docteur en Sciences de Gestion, qui nous décrit la situation dans un esprit très… VERSUS !

Comment rater son télétravail !

Afin de lutter contre le COVID-19, le Gouvernement a décrété que le télétravail devait être mis en  œuvre, dès lors que celui-ci était possible. Pourtant, dans les faits, peu d’entreprises y recourent, et le nombre de salariés qui le demandent et l’obtiennent ne serait pas supérieur à 15% (source Gouvernement/Covid). A ce jour c’est donc un échec.

Pourtant à priori la démarche est simple et évidente : il suffirait  de transférer le poste de travail de l’entreprise vers le domicile du travailleur.

Plutôt que de déclarer ce qu’il faut faire pour réussir la mise en œuvre du télétravail intéressons-nous aux causes de son échec. C’est une méthode qui donne des résultats : le danger étant connu, il pourra mieux être circonscrit…

Pour ce faire nous examinerons donc des situations typiques des deux points de vue : d’une part celui du salarié dont le travail sera transporté chez lui, d’autre part, celui de l’employeur qui met en œuvre ce déplacement d’activité vers l’extérieur.

Qu’est-ce que le télétravail ? Dans le jargon de l’entreprise la description du télétravail donne à peu près ceci :

Le poste de travail comprend en entrées les flux à traiter  (les données) : bons de commande, demandes de dépannage, résiliations, annulations,…, et en sortie la mise en action de ces entrées : réalisation de commande, appel d’assistance…. Mais attention : toute entrée peut générer de nouvelles données : mauvaise adresse, pièces manquantes, délais,….. qu’il faudra aussi gérer.

Enfin, il convient de ne pas oublier la dimension psychosociale du poste mis en télétravail, en créant les conditions nécessaires pour que la personne travaillant chez elle continue à se sentir reliée à l’entreprise, se sente concernée par la vie sociale et syndicale de l’entreprise…

 Au total ce n’est donc pas si simple, et nous pouvons cibler sept obstacles, causes de la plupart des échecs,  imputables tant au salarié qu’à l’employeur. Partons des postulats généralement admis, et voyons comment ils se traduisent sur le terrain.

1 Le salarié n’aurait pas à connaître l’économie générale du télétravail …

Postulat : le salarié se consacrerait essentiellement à la production de l’activité demandée et ne devrait pas perdre de temps aux questions d’organisation. De la suppression des temps de déplacements aux gains de productivité obtenus par le télétravail, la liste est longue des effets attendus par l’entreprise. Gains dans l’étendue de la plage horaire ou dans le libre de choix de l’organisation à mettre en place, il incomberait à l’employeur de ne mettre en œuvre qu’une organisation adaptée.

Le salarié n’aurait donc pas à être informé des gains obtenus et des coûts engendrés. Ainsi, l’ambiance serait plus sereine et dégagée des contraintes environnantes. En résumé « télétravaille et tais-toi « .

Pourtant, c’est bien le contraire qu’il conviendra de faire : associer, informer, partager sur le projet, puis sur l’évolution de l’opération, les composantes des coûts engendrés et constatés, et des gains obtenus. Pour une raison simple : l’employé sur site dispose d’un accès informel à ces données. Isolé, il ne voit rien et n’entend rien.

2 Les anomalies (bugs) qu’il génère ne concerneraient pas le télétravailleur …

Postulat : les anomalies constituent une sortie anormale des données à traiter. Leur résolution est souvent onéreuse mais toujours riche d’enseignements. Si les anomalies du télétravailleur ne « redescendent » pas vers lui, c’est que l’on considère qu’elles seront traitées beaucoup plus rapidement par un « pool » centralisé… Dès lors le télétravailleur n’est plus concerné par la qualité de son travail. Avantage selon l’entreprise : il n’aura pas à se préoccuper de réduire son taux d’anomalies, ce qui ferait gagner du temps…

Pourtant, ici aussi il faudrait faire le contraire, et rendre le travailleur en télétravail responsable du traitement de ses anomalies. Il en est en quelque sorte l’auteur, et le mieux placé pour bien les traiter et en réduire le nombre. Il valorise ainsi son travail.

3 Le télétravail ne serait techniquement pas possible dans cette entreprise …

Postulat : il y aurait peu d ‘entreprises susceptibles d’organiser le télétravail. Dans les faits, au contraire, il existe peu d’entreprises où le télétravail ne serait pas possible à un niveau ou un autre. En effet, dès lors qu’il existe des données à enregistrer, des produits ou des valeurs à comptabiliser, des commandes de clients ou de fournisseurs à organiser, le télétravail est possible. Environ 50% des mouvements d’entrée et sorties autour d’un poste de travail dans l’entreprise sont susceptibles d’être mis à distance. S’il devait être installé au sommet de l’Everest ou dans le fond du plus profond gouffre spéléologique, le télétravailleur perdrait-il en qualité de  performance en raison de l’infrastructure nécessaire ?

Non, car il n’existe pratiquement pas aujourd’hui de difficulté majeure à mettre en place le télétravail pour des raisons techniques : de nombreux services comptables français, activité nécessitant des connaissances, un suivi, une précision et une fiabilité absolue, sont aujourd’hui téléportés en Inde ou ailleurs. Mais le télétravailleur doit connaître les tenants et aboutissants de son activité, moteurs de sa création de valeur au sein de l’entreprise

 4 La convivialité, c’est en dehors du travail !

Postulat : les marques de bonne entente entre les télétravailleurs pourraient perturber la productivité. Il convient de ne surtout pas fédérer un groupe d’employés « télétravailleurs », qui risquerait de provoquer des diversions nuisibles. Anniversaires, mariages, naissances, départ en retraite… n’ont pas à être signalés. Les réseaux ne seront donc pas encouragés.

Pourtant  la dimension relationnelle informelle entre employés, leur bonne entente, ne peut faire abstraction d’une convivialité nécessaire au bon accomplissement du travail. Il est vain de lutter contre les réseaux qui font partie du paysage organisationnel du télétravail, et participent de l’identité ou de l’appartenance du groupe à l’entreprise.

5 Un retour périodique à l’entreprise ? Inutile !

Postulat : Pourquoi faire revenir périodiquement au sein de l’entreprise les télétravailleurs installés dans leurs routines à leur domicile ? Les habitudes de travailler en dehors du lieu de travail ne sont pas aisées à instaurer, aussi ne faudrait-il pas les perturber pas des « retours » sur le lieu de travail. Ce retour périodique (par exemple, tous les jeudis ou vendredis), risquerait de renforcer le désir d’un retour sur site au détriment des bénéfices de productivité apportés par le télétravail.

Pourtant, l’entreprise existe de par ses divers territoires, associés et reliés entre eux, mais aussi et surtout avec le siège ou certains établissements. Il est important d’être physiquement présent de temps à autre dans les locaux pour entretenir la mémoire collective de l’entreprise, assurer la convivialité et éloigner la peur d’un sentiment d’exclusion par rapport aux personnels présents dans l’entreprise.  

6 Il est toujours possible de partager de la place chez soi… !

Postulat : Il suffit de trouver la place pour poser l’ordinateur sur une table, d’établir la connexion nécessaire pour rendre le télétravail opérationnel.  Le partage des moyens informatiques personnels utilisés par le télétravailleur et sa famille serait facilement maîtrisable.

Pourtant le télétravailleur n’a pas seulement besoin d’un poste de travail et d’une connexion, il a aussi besoin de créer une organisation de son temps « familial » compatible avec les besoins de l’entreprise, d’une concentration appropriée à la nature de son activité, et d’adapter son environnement à cette activité imprévue et inhabituelle. Il appartiendra à l’entreprise de s’en préoccuper en amont, en relation avec le télétravailleur.

7 Passer au télétravail ? Instantané et facile !  

Postulat : Que les données à traiter soient dans l’entreprise ou hors entreprise, une légère connaissance des activités et des processus serait suffisante. Il serait donc inutile et couteux de perdre du temps en formation du télétravailleur à sa mission.

Pourtant nous venons de voir tous les risques de dérapages inhérents au télétravail : connaissance insuffisante de la finalité générale, des interlocuteurs amont et aval, erreurs matérielles, bugs, difficultés d’organisation matérielle du domicile, démotivation et sentiment d‘exclusion… Un management attentif des processus doit permettre de donner une vision claire aux télétravailleurs de leur contribution au fonctionnement du service ou général.

Ces sept causes d’échec du télétravail portent en elles toute l’attention qu’il est nécessaire d’apporter à sa mise en place pour sa réussite. Il y a plus de cent ans, Henry Fayol (Administration générale, 1916) préconisait déjà l’approche par les activités comme moyen de maîtrise des organisations.

Le  2 décembre 2020

Jean-Yves SAULOU, dit JYS

Artiste peintre, Ingénieur CNAM en organisation, Docteur en sciences de gestion

Auteur : Versus

Blog de commentaires sur les faits de société, les films, les livres, la créativité, la politique, les comportements individuels, l'antisémitisme, l'entreprise, l'économie, la famille, et d'une manière générale tout évènement susceptible d'apporter des changements... Je suis Médiateur Professionnel à Tours.

2 réflexions sur « Télétravail : du rêve au cauchemar… »

  1. Nos pairs disaient : « il faut laisser les problèmes de boulot à la porte de la maison et les problèmes personnels à la porte du bureau ».
    Nous savons tous que ses frontières sont poreuses, néanmoins elles ont le mérite de filtrer tout de même les préoccupations d’un milieu pour qu’elles n’envahissent pas ou ne viennent pas polluer l’ensemble de notre vie.

    Ainsi lorsque nous sommes envahis par des préoccupations personnelles, pouvons nous espérer trouver un peu de sérénité dans notre environnement professionnel.(ou inversement pour nos préoccupations professionnelles).

    Lorsque milieu professionnel et milieu personnel ne font plus qu’un, alors plus de filtre, plus de limite,

    Une condition sine qua non pour ne pas rater le télétravail, c’est de reproduire, autant que faire ce peut, chez soi les conditions nécessaires à l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle.

    Cela sous-entend que le télétravailleur puisse réunir des conditions matérielles suffisantes (un espace exclusivement réservé au travail) et comme l’a très justement souligné Alexandre dans son commentaire, qu’il puisse également avoir la capacité à gérer la solitude professionnelle et pour les célibataires la solitude toute la journée.

    Sans quoi, nous pourrons ajouter cette dernière à la liste des ratages de l’auteur …mais la liste n’est probablement pas exhaustive…

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  2. Travailler seul suppose d’avoir une aptitude au silence et à la solitude longue, qui ont rarement été testés avant de s’y mettre. Si l’entreprise ne prend pas en compte les différences environnementales humaines et professionnelles créées par le télétravail, le choix entre les contraintes du déplacement en entreprise et celles qui résultent d’une vie d’autoentrepreneur de ses journées n’est plus évident. Enfin, selon les contrôles et la surveillance du niveau d’activité mis en œuvre, le degré de confiance ambiant, les performances exigées, travailler chez soi pourrait devenir un enfer. Il semblerait alors que beaucoup de rêves pourraient s’écrouler, et que contre toute attente la vie d’entreprise « en entreprise » pourrait devenir le choix préférentiel … inattendu !

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