L’Avoir et L’Être

Bien-être et consommation

Je reconnais avoir été un peu trop pessimiste dans l’article intitulé « Momentum » à propos du changement de société que l’on pouvait espérer au printemps dernier à l’occasion du premier confinement lié à la pandémie COVID19. Il est vrai que je m’étais alors surtout intéressé à la possibilité d’une prise de conscience des effets négatifs du manque de respect de l’Humanité envers la nature, bref à la possibilité de faire naître « le monde d’après », grâce à la baisse générale de pollution de l’air et des eaux.

J’avais bien remarqué  que la pandémie nous permettait d’enrichir notre vocabulaire avec de nouveaux mots-concepts : distanciation sociale, continuité pédagogique, gestes barrières,  distanciel, présentiel … Mais je n’avais pas imaginé qu’elle pourrait faire de chacun de nous des philosophes !

La philosophie n’est-elle pas tout simplement l’art de faire des choix, une activité qui occupe régulièrement nos pensées du matin au soir et en toutes occasions ? Et si j’emploie le mot « art » c’est à dessein, car cet art consiste à faire aussi ces choix en faisant preuve de discernement et de créativité….

Ainsi nous faisons généralement de la philo sans en avoir conscience, car elle est depuis longtemps intégrée à nos décisions à tel point qu’il existe désormais des ateliers de philo pour les petits de 4 et 5 ans*. Car eux aussi font des choix, posent des questions pertinentes, et comprennent parfaitement, dès cet âge, le sens de leurs choix et les questions qu’ils sous-tendent si nous utilisons le langage approprié.

Or depuis que le nouveau confinement a séparé certaines activités en essentielles et d’autres en non-essentielles, nous voici constamment en pleine réflexions philosophiques…. conscientes !

Ce n’est pas de la grande philosophie me direz-vous peut-être, puisque le contexte dans lequel elle s’applique est celui bassement matériel de notre consommation, jugée essentielle ou non.

Ce n’est pas mon point de vue : placés devant une distinction aussi radicale et parfois même injuste, nous voyons bien que nous sommes amenés à nous questionner sur les choix politiques qui ont été faits pour nous. Or la philosophie n’est rien d’autre que ce « questionnement » prolongé par les réponses que nous y apportons. Et ce qui est philosophiquement en cause ici, c’est la confrontation de la notion de ce qui est « essentiel » avec ce qui ne le serait pas. Même dans le cadre de cet aspect qui paraît plutôt trivial qu’est la fréquentation des commerces, la consommation ne fait pas de nous des automates dépourvus de sensibilité : nous avons sur cette activité des opinions, des besoins, des attachements.

Les réactions ne se sont pas fait attendre : on a tout de suite vu comment le fait de considérer les magasins de bricolage plus essentiels (puisque autorisés à ouvrir) que les librairies (obligées de fermer) a pu donner lieu à la contestation très classique qui oppose la matière à l’esprit ! Voilà qui est un effet inattendu et positif des mesures liées à la pandémie, sur le sens que nous donnons à nos actes quotidiens !

De plus, à ces réflexions sur la crédibilité du choix entre consommations essentielles ou non, s’est greffée une réflexion qui pourrait s’avérer bénéfique sur la survie du petit commerce non alimentaire, et l’artisanat. Ceux-ci cherchaient depuis longtemps, mais en vain, à démontrer la qualité de vie qu’ils apportent dans les quartiers ou les petites communes. Leur faible fréquentation quotidienne et la facilité d’organisation de mesures de protection ne justifiait pas forcément leur fermeture au regard de la propagation du virus. Soumis à une fermeture administrative, une prise de conscience s’est faite sur leur rôle vital et humain, relayée par les maires, et la population qui les a soutenus en les fréquentant avec des moyens dérogatoires.

Une autre prise de conscience à porter au crédit de la réflexion qui s’est engagée sur la ligne de partage des commerces concerne le rôle négatif de l’e-commerce dans sa prise de parts de marchés, au détriment du lien personnel avec le commerçant de proximité, dont l’intérêt relationnel apparait au grand jour à l’occasion de sa fermeture momentanée. Ainsi la concurrence d’Amazon et d’autres sites comparables face à ces commerces est désormais ressentie comme «déloyale» dans ce contexte et dans l’esprit des consommateurs, notion qui n’avait principalement cours jusqu’à présent que dans les milieux professionnels.  Gageons que cela pourrait peser dans les futures décisions des élus municipaux sur le plan des structures commerciales. Ce serait une autre bonne nouvelle !

Avec le recul il apparait donc que les choix politiques de lutte contre la pandémie se sont réalisés en considérant que la consommation n’avait pour objet que « l’acquisition matérielle » de biens, sans beaucoup de considération pour le bien-être, la santé physique et psychique. Politiquement mais aussi philosophiquement, cela se traduit par un choix, en arrière plan, entre «l’Avoir» et «l’Être»*. Le président de la République n’ayant jamais fait un mystère de son intérêt pour la philosophie né à l’occasion de son accompagnement du philosophe Paul Ricoeur (1913-2005), on peut imaginer ce choix délibéré.

Sous diverses pressions certains de ces choix ont été modifiés depuis leur mise en œuvre, mais cette ligne de partage initiale, qui ne devrait  pas être celle d’une nation qui se pense évoluée, reste dominante. On le voit avec le maintien coûte que coûte de la fermeture des restaurants, coiffeurs, salles de sport, cinémas, musées, galeries, spectacles… bien que, comme nous l’avions tous constaté, ces activités avaient fait la preuve de leur sens des responsabilités dans les mois qui ont suivi le premier déconfinement. Ainsi peut s’expliquer l’incompréhension générale concernant cet état de fait.

Conséquence : dans son point presse du 19 novembre le ministre de la santé a confirmé la dégradation de la santé du pays en ces termes : «On l’appelle mal-être, ras-le-bol, stress, anxiété ou déprime, l’impact est réel. Nos vies sont bouleversées en profondeur ». En voilà au moins un qui n’a pas la langue de bois très pratiquée ces derniers temps.

Au-delà de cette situation dramatique, il aurait sans doute été judicieux d’utiliser une terminologie moins agressive pour nommer les activités qui pouvaient se poursuivre des autres. Car nous avons désormais de très nombreuses personnes à qui l’on a attribué arbitrairement une disqualification sociale de leur emploi soudainement devenu non essentiel, qui peuvent se poser des questions quant à la motivation qui les fera se lever tous les matins lorsque ce sera à nouveau possible. On ne joue pas avec l’estime de soi.

À voir le nombre de personnes qui se promènent dans la rue avec des chaussures aux pieds il me semble que les magasins de chaussures sont loin d’être une activité « non essentielle ». J’ai déjà été conduit à offrir une paire de chaussures à une personne « SDF » en l’accompagnant immédiatement dans un magasin au vu des chaussures qu’elle portait. Je témoigne ici que ces chaussures lui étaient indispensables, au-delà de toute notion de confort, et que la gestion des flux dans ces magasins est plus aisée que dans le tram ou l’hypermarché. D’où l’emploi du mot arbitraire ci-dessus, pour le cas où il pourrait paraître abusif.

Puisque me voilà dans la rue, il me semble qu’il ne faut pas oublier que pour beaucoup trop de personnes dans notre pays le choix entre besoins essentiels et non essentiels n’a aucun sens, que des promesses pandémiques n’ont pas été tenues, et qu’il y a de plus en plus de duplicité dans les discours sur la liberté, qu’elle soit d’expression ou de mouvement.

Mais reconnaissons à nos élus qu’il n’est pas facile de tenter de refaire le coup de la Genèse, même s’il  paraît à priori plus simple de séparer les commerces essentiels des non essentiels que la Lumière des Ténèbres !

Alexandre Adjiman

Le 22 novembre 2020

  • Ateliers philo pour enfants organisés par « Philopraxis » en Touraine, sur la base de la Fondation SEVE créée par Frédéric Lenoir. http://www.philopraxis.fr
  • « L’avoir et l’être » : vidéo explicative du concept philosophique (10 minutes) ici (c)youtube
  • « Philosopher ou faire l’amour » Ruwen Ogien Le Livre de Poche Grasset 2014
  • « Divertir pour dominer » Collectif, Editions L’échappée 2010
  • « Eloge du carburateur » Matthew Crawford La Découverte 2016
  • « Petit éloge des coins de rue » Patrick Pécherot Editions Folio 2012

Auteur : Versus

Blog de commentaires sur les faits de société, les films, les livres, la créativité, la politique, les comportements individuels, l'antisémitisme, l'entreprise, l'économie, la famille, et d'une manière générale tout évènement susceptible d'apporter des changements... Je suis Médiateur Professionnel à Tours.

3 réflexions sur « L’Avoir et L’Être »

  1. Article bien écrit et très pertinent. Il tranche nettement avec les coups de gueule auxquels on est habitués depuis des semaines. Et parce qu’il pense et interroge véritablement des idées toutes faites et cela avec mesure et prudence, il fait du bien.
    Merci Alexandre pour ces éclairages.

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    1. Merci pour ton observation Amélie, tu me rassures car j’ai dû faire beaucoup d’efforts pour en rester à ce niveau d’analyse : il y a vraiment de quoi être en colère devant une telle distance existante entre le monde réel et le monde politique, enchaîné dans sa caverne !

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