LES AMOURS ĖPISTOLAIRES

VERSUS « LA POSTE »

Ce matin j’ai interpellé un facteur devant lequel je passais :

« Alors comme ça, sans le timbre rouge on ne va plus pouvoir envoyer une lettre d’amour ? »

« Ah mais si, me répond il, vous l’enverrez en lettre verte ! »

« Vous n’y pensez pas !  Dire je t’aime en trois jours ? Vous ne savez donc pas que dire je t’aime est toujours très urgent ?»

Ça l’a fait rire…

Voilà, c’est fait : les fonctionnaires de La Poste, établissement public bien que de statut privé, ont concocté un « mode d’emploi de la lettre urgente » qui, depuis ce 1er janvier 2023, suppose qu’elle soit préalablement trafiquée par la sacro-sainte société numérique.. Il faut dire que l’exemple vient de bien plus haut, et que le tsunami digital n’a pas fini de faire des vagues. Impossible de l’arrêter : vous savez bien, on n’arrête pas le progrès.

Avec sa disparition nous venons donc d’apprendre que nous possédions un trésor inestimable : le timbre rouge ! Je vous explique.

Le timbre rouge vous garantissait qu’une lettre partie en France de n’importe quelle ville, arrivait à destination de l’une des 35 000 communes du territoire dès le lendemain ! Une belle performance et une belle réussite pendant des années, dont La Poste pouvait être fière. Désormais, pour qu’une lettre soit distribuée du jour au lendemain vous devrez d’abord la transmettre à un centre spécialisé dans la numérisation, où elle sera scannée puis imprimée en noir sur papier ordinaire, et mise sous enveloppe pour être distribuée par le facteur. Votre original lui, sera, tenez-vous bien, conservé un an puis….détruit ! Waouh ! (A moins que ce ne soit : Grrrr !)

Alors qu’il était si fabuleux, lorsque, submergés par une irrésistible bouffée d’amour, de pouvoir saisir une feuille blanche (ou de couleur), peut-être aussi une plume avec une encre choisie plutôt qu’un stylo à bille, et d’y exprimer toute son inspiration amoureuse, de la mettre fébrilement dans une belle enveloppe (peut-être, pourquoi pas, de couleur aussi), puis de courir au bureau de poste le plus proche (avant la levée du courrier !), pour qu’après avoir humidifié de sa langue et collé le fameux timbre rouge, nous soyons certains que LA lettre déposée dans la grande boîte soit entre les mains aimées dès le lendemain…

Mais non, rembobinez et ne rêvez plus ! Désormais la spontanéité de ce mouvement amoureux est soumise à un mode d’emploi technique incontournable, qui porte le nom poétique d’e-lettre (prononcez ilettre svp).

Aïe ! Les conséquences de cette invention sont moins anodines qu’il n’y paraît, tant pour nos amours épistolaires personnelles, que celles de la littérature épistolaire en général.

Imaginons qu’il existe encore quelque part un « Albert Camus » qui écrive des lettres d’amour, comme celles dont j’ai écouté des extraits lors d’une promenade à la maison de Maria Casarès l’été dernier en Charente, en compagnie de mon amoureuse. Car pour Camus, qui était souvent absent et se disait mal à l’aise face au téléphone, la lettre est le véhicule de l’amour. Amoureux fou de la tragédienne dont il est devenu l’amant, leurs échanges constituent une somme époustouflante et irremplaçable d’écrits amoureux, « au lyrisme et à l’érotisme absolus » (Correspondance 1944-1959 Gallimard).

Ainsi l’écriture était elle pour Camus un moyen d’expression bien plus puissant que la parole, tant par le choix de mots que par l’effet de leur lecture, car l’esprit entend  autrement que l’oreille.

Exemple : Je ne t’ai jamais séparée de ton corps. Mais bien que je sois littéralement intoxiqué par ce corps, je ne t’ai jamais désirée ni prise en t’oubliant, toi. C’est l’acte d’amour depuis que je te connais. Avant c’était l’acte, voilà tout.

Le 30 décembre 1959, Albert Camus écrit à Maria Casarès : Pour le moment je rentre et je suis content de rentrer, A mardi ma chérie, je t’embrasse déjà, et je te bénis du fond du cœur. Il décédera sur le chemin du retour dans un accident de voiture, le 3 janvier 1960.

Comment les «Postiers» ont-ils pu imaginer que les lettres manuscrites d’auteurs contemporains dont la valeur pourrait rejoindre, pourquoi pas, celle d’un Albert Camus à son Cher amour, ou d’un Victor Hugo à Juliette Drouet, ou à tant d’autres, pourraient être stockées dans un serveur informatique, à la merci de n’importe quel piratage, et qui plus est, seront systématiquement détruites au bout d’un an ?

Ce n’est peut-être là que le résultat de la danse des fanatiques des coupes budgétaires, des raisonneurs et rationalistes en tous genres, capables de justifier n’importe quoi avec un tableau Excel. Ils sont malheureusement dotés d’une ambition et d’un ego incontrôlables, tout en étant démunis de la culture générale qui leur serait pourtant si nécessaire pour gouverner intelligemment et ne pas abuser de leur pouvoir.

Si je n’ai parlé jusqu’à présent que du contenu d’une lettre manuscrite, je n’oublie pas la calligraphie, reflet de la personnalité de l’auteur. Dès la lecture de l’enveloppe d’une lettre nous savons que c’est elle ou lui qui nous écrit, et nous aimons regarder et lire cette écriture. C’est pourquoi nous désirons souvent garder ces lettres, pour les revoir, les relire, les toucher et respirer à nouveau l’air du moment de leur réception…

Enfin, puisque nos envois ne seront plus que des copies, que vaut une copie ? Par son caractère unique et émotionnel, la lettre d’amour manuscrite est toujours une œuvre d’art, quel qu’en soit l’auteur. L’amoureux qui écrit est un artiste à part entière. L’œuvre originale ne vibre pas de la même façon qu’une copie : elle possède une puissance charnelle unique grâce à la main qui s’est posée sur le papier, la plume qui a tracé les lettres, l’enveloppe qui l’a respirée ….

J’en veux pour preuve anecdotique, la lettre que j’avais adressée comme chaque jour, à Bruxelles où habitait un amour de jeunesse inoubliable, alors que j’avais contracté une angine blanche, maladie particulièrement contagieuse. Elle m’a répondu par retour en manifestant beaucoup de joie parce que je la lui avais transmise : elle trouvait que c’était comme si je l’avais prise dans mes bras et embrassée….

Le moment venu abandonnez donc l’idée de recourir à la stupide et destructrice e-lettre de La Poste pour vous exprimer. Vous trouverez bien le moyen de faire parvenir vos précieuses déclarations par d’autres moyens : l’amoureux et l’amoureuse manquent rarement de persévérance, et encore moins d’imagination ! Et vous y parviendrez d’autant mieux que, comme nous ne sommes pas totalement naïfs, et pas encore aveugles, la disparition de La Poste pour être remplacée par des transporteurs privés poursuit son bonhomme de chemin depuis ce 1er janvier 2023, tout comme d’autres institutions, également déjà sous perfusion d’Excel…

Alexandre Adjiman

Le 4 janvier 2023

Dans mes lectures :

« Les sept nuits de la reine » Christiane Singer, Albin Michel, Le livre de poche, 2022

« Éloge du mariage, de l’engagement, et autres folies » Christiane Singer, Albin Michel, Le livre de poche, 2000

« Excel m’a tuer, L’hôpital fracassé », Dr Bernard Granger, Odile Jacob, 2022

« Fragments d’un discours amoureux » Roland Barthes, Le Seuil, Le livre de poche 1977

«1,2,3 bonheur,  Le bonheur en littérature » Gallimard, collection Folio 2006

Auteur : Versus

Blog de commentaires sur les faits de société, les films, les livres, la créativité, la politique, les comportements individuels, l'antisémitisme, l'entreprise, l'économie, la famille, et d'une manière générale tout évènement susceptible d'apporter des changements... Je suis Médiateur Professionnel à Tours.

4 réflexions sur « LES AMOURS ĖPISTOLAIRES »

  1. commentaire transmis par Alain-Georges Emonet :

    J’ai goûté avec délice ton hommage au petit timbre rouge. Les passions amoureuses devront compter avec la lenteur du temps pour exprimer leur ardeur. La flèche de Cupidon était bien plus rapide…

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  2. une photo…mon « sens du beau » fut bien déçu dans les choix qui s’offraient à moi et je me rabattis donc sur une carte de voeux la moins hideuse possible.

    Ensuite je sortais pour cette grande occasion mon stylo-plume fétiche. Mais là encore, misère de misère, voilà que mon fidèle et magnifique stylo (offert par mon père pour ma rentrée au lycée) me laissa à son tour tomber. Il y avait certainement trop longtemps que je ne l’avais utilisé et la plume se cassa net, dans un terrible saignement d’encre. Mort d’un stylo plume et d’une époque aussi certainement… j’étais désappointée, triste et toute la mélancolie du monde et du temps qui passe s’abattis sur moi.

    Je pris alors un stylo-bille et me lançais sur la carte blanche: Si vous saviez comme s’est perturbant de voir son graphisme devenu si hésitant: Chaque lettre, chaque mot devenant gribouillis quasi informes.

    (Mon handicap se manifestait encore une fois dans mes difficultés à tenir le stylo, à m’appliquer dans la calligraphie, à trouver les bons mots…). Alors j’ai griffonné quelques phrases comme j’ai pu, ânonnant mes voeux et sentiments en quelques lignes maladroites.

    C’est que je dois bien vous avouer que l’ordinateur est un allié de facilité pour moi. Sous prétexte de mes difficultés à écrire et bien je frappe, j’e-mail, et je textote même un peu. Cet allié venait de se révéler dans toute sa laideur: il était en grande partie responsable de ma perte de l’écrire. Il a peu à peu supplanté et mangé notre façon personnelle et intime de coucher les mots sur le papier.

    Plus de carte, de joli papier au grain qu’on peu choisir, plus de plume pour des pleins d’amour et des déliés d’élégance, plus de timbre, plus de parfum…plus d’émotion ni de main qui tremble en décachetant l’enveloppe, plus de coeur qui bat à tout rompre en découvrant l’écriture d’un expéditeur redouté ou tant attendu!

    Oui Alexandre tout se perd! « Ils » nous gachent le plaisir d’être unique, romantique. Nous sombrons vers le formatage de l’expression. Et que restera-t-il de ces petits paquets précieux qu’on retrouve parfois des générations après, au fond d’une malle ou d’un tiroir, racontant l’histoire d’un amour, d’une vie parfois même un bout de l’Histoire?

    Je deviens vieille surement car cela m’affecte vraiment.

    Heureusement un peu de résistance et mon prochain achat plaisir sera un stylo plume je me le suis promis!!!

    Heureusement pour la petite aventure de ma carte de voeux: malgré mes maladresses, le geste fut perçu pour ce qu’il était: un sentiment tout particulier pour un être précieux!!!

    Que vivent l’écrit, la réflexion, la poésie, les mots , les amours épistolaires et vos articles cher Alexandre. Mille merci à vous pour votre partage et votre vigilance.

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    1. Tout ce que vous écrivez Sylviane fait partie du plaisir de la relation épistolaire, nos plus grands auteurs l’ont pratiqué, nous le confirment et c’est encourageant. Je n’ai pas abordé dans l’article la privation de liberté qui se cache derrière des mesures auto-justifiées par une soi-disant efficacité, du « monde moderne »! C’est un mensonge puisque nous savons que bien souvent l’informatique génère des erreurs et des pertes de temps considérables, bien plus que de l’efficacité… A quoi s’ajoute une augmentation exponentielle des inégalités… Merci pout votre « retour d’expérience » ! Amicalement Alexandre

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  3. Cher Alexandre,

    C’était un peu avant les fêtes et la tradition des vœux approchant je pensais aux personnes auxquelles j’enverrais des messages, des mails…Celles aussi que j’appellerais au téléphone. Cependant, en dehors des relations sociales « obligées »,des connaissances, des parents des ami(e)s; Il me restait quelques êtres chers pour lesquels je ne voulais justement pas utiliser les voies trop neutres, anodines et banales des e-messages.

    J’avais pour un correspondant en particulier, des sentiments, une affection, un grand respect mêlé d’admiration et de tendresse que je souhaitais marquer à l’occasion des échanges de voeux.

    Pour cela, il me vint tout naturellement que prendre la plume serait le plus approprié. Je commençais donc par penser à la carte sur laquelle je voulais écrire: J’aurais aimé faire une carte personnalisée si j’avais eu quelques talents artistiques comme ma fille ainée. Mais j’y ai vite renoncé. Aussi me voilà partie en quête d’une carte, d’une jolie carte évidemment! Mais là, déception aussi car rien ne correspondait à ce que j’aurais aimé trouver dans une belle image, une photo…mon « sens du beau » fut bien déçu dans les choix qui s’offraient à moi et je me rabattis donc sur une carte de voeux la moins hideuse possible.
    Ensuite je sortais pour cette grande occasion mon stylo-plume fétiche. Mais là encore, misère de misère, voilà que mon fidèle et magnifique stylo (offert par mon père pour ma rentrée au lycée) me laissa à son tour tomber. Il y avait certainement trop longtemps que je ne l’avais utilisé et la plume se cassa net, dans un terrible saignement d’encre. Mort d’un stylo plume et d’une époque aussi certainement… j’étais désappointée, triste et toute la mélancolie du monde et du temps qui passe s’abattis sur moi.

    Plus de carte, de joli papier au grain qu’on peu choisir, plus de plume pour des pleins d’amour et des déliés d’élégance, plus de timbre, plus de parfum…plus d’émotion ni de main qui tremble en décachetant l’enveloppe, plus de coeur qui bat à tout rompre en découvrant l’écriture d’un expéditeur redouté ou tant attendu!

    Oui Alexandre tout se perd! « Ils » nous gachent le plaisir d’être unique, romantique. Nous sombrons vers le formatage de l’expression. Et que restera-t-il de ces petits paquets précieux qu’on retrouve parfois des générations après, au fond d’une malle ou d’un tiroir, racontant l’histoire d’un amour, d’une vie parfois même un bout de l’Histoire?
    Heureusement un peu de résistance et mon prochain achat plaisir sera un stylo plume je me le suis promis!!!
    Heureusement pour la petite aventure de ma carte de voeux: malgré mes maladresses, le geste fut perçu pour ce qu’il était: un sentiment tout particulier pour un être précieux!!!
    Que vivent l’écrit, la réflexion, la poésie, les mots, les amours épistolaires, et vos articles cher Alexandre. Mille merci à vous pour votre partage et votre vigilance.

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