Président et Grand Homme…

(en même temps ?)

On peut voyager assez facilement jusqu’à l’autre bout du monde, sans prendre l’avion ni se déplacer très loin de chez soi.

J’en ai eu l’intuition récemment lors d’un diner chez des amis. Il y avait notamment autour de la table un invité originaire d’Amérique du Sud, prénommé Antonio, s’exprimant parfaitement en français. Ce fut un grand plaisir car nous avons pu échanger des idées très facilement.

Au cours du diner j’ai fait part d’un article lu récemment dans Courrier International, dans lequel un journaliste du magazine américain « The Atlantic » s’interrogeait pour savoir si Emmanuel Macron était « un grand homme ». Le journaliste rappelait à cette occasion que Churchill, qui avait été interrogé sur le fait de savoir si De Gaulle était un grand homme avait répondu : “Il est égocentrique, il est arrogant, il se prend pour le centre du monde, oui, c’est un grand homme.” 

Fort de cette analyse très autorisée, le journaliste développe son article sur la personnalité du président français, et conclut très logiquement qu’il avait toutes les qualités pour être un grand homme, notamment au niveau Européen précise-t-il….

La conversation était bien lancée, et Antonio nous fait part de la situation dans son pays, dont le nom n’a pas d’importance ici. Il nous apprend que comme en France le président est élu au suffrage universel, qu’il existe un parlement avec des députés élus au scrutin majoritaire à deux tours, et que le président désigne son premier ministre.

Il y a plusieurs années de cela, raconte Antonio, leur jeune président avait dû faire face à d’importantes manifestations de mécontentement d’une partie de la population, la plus démunie, en raison d’une inflation qui réduisait leurs revenus à une peau de chagrin. Le mouvement n’était pas vraiment organisé, mais le président avait quand même tenu à recevoir à plusieurs reprises, au palais présidentiel, l’une de leurs délégations informelles, conduite par une jeune femme d’une quarantaine d’années se prénommant Belinda.

Antonio précisa qu’elle était ravissante, justifiant en quelque sorte son beau prénom, et qu’elle était particulièrement habile sur le plan dialectique, s’appuyant sur d’excellentes connaissances historiques.

Cependant le dialogue restait difficile, le président n’ayant qu’une faible expérience des réalités du quotidien de ses interlocuteurs dont il semblait découvrir l’existence. Cette méconnaissance, à laquelle s’ajoutait un égo surdimensionné par l’étendue de son pouvoir d’élu au suffrage universel, le faisait apparaître méprisant.

Les réunions successives n’aboutissant à aucun accord, les manifestations se poursuivaient, bloquant l’activité économique, si bien que le président fit intervenir la police pour les disperser, après les avoir interdites. Ceci donna lieu à de nombreuses échauffourées dans tout le pays pendant plusieurs mois, et à des accidents graves, jusqu’à ce que progressivement les manifestants se lassent, et que les rassemblements disparaissent… plus ou moins.

(Mouvements divers, exclamations, sourires entendus et agitation autour de la table, chacun y allant de son commentaire, tous étant stupéfaits de la similitude avec les gilets jaunes.  On ouvre une nouvelle bouteille de vin, … ).

Vous n’êtes pas au bout de vos surprises, nous dit alors Antonio avec un sourire amusé, car le mi-mandat du président arrivant, les députés devaient remettre en question le leur en se soumettant à nouveau au verdict des urnes.

Comme vous le comprenez certainement, poursuit-il, le pays était très divisé du fait de la répression policière, et de l’abandon à sa précarité d’une partie de la population. Ce mécontentement permit à l’opposition d’organiser une coalition, pourtant inimaginable quelques mois plus tôt, chaque parti jugeant qu’il y avait là une opportunité unique pour espérer modifier le cours politique de l’Histoire. Il fallait pour cela que les élections donnent à cette coalition une majorité d’élus à l’assemblée parlementaire.

Si les partis et les médias favorables au président en place firent tout ce qui était en leur pouvoir pour discréditer la coalition de l’opposition, le président fit savoir, quant à lui, qu’il avait de l’estime pour la démarche, et respectait ceux qui la menaient.

Malheureusement, si les élections donnèrent une majorité de votants en faveur de la coalition, le système électoral majoritaire à deux tours donna la majorité des sièges aux députés favorables au président, contrairement à ce qui se serait produit dans une élection à la proportionnelle.

(Plusieurs convives intervinrent alors pour dénoncer cette situation peu démocratique, et les blocages qui empêchent une telle évolution de notre représentation à l’assemblée nationale).

Ce qui est extraordinaire poursuivit Antonio, c’est que le président prit alors une série de mesures complètement inattendues.

S’appuyant sur le fait que la majorité des voix dans le pays était favorable à l’opposition, il nomma un premier ministre … de l’opposition !

Waouh !! Incroyable s’exclamèrent les convives ! Mais comment la majorité a-t-elle réagit, lui a-t-on aussitôt demandé.

Vous avez raison, répondit Antonio, c’était insupportable pour la majorité présidentielle. Mais le président possédait ce savoir-faire qui lui permettait d’apaiser les tensions en confiant des postes, des missions, des responsabilités et autres hochets, à des leaders de sa majorité, qui en étaient friands.

Après tout, il y a deux majorités dans le pays, disait-il à qui voulait l’entendre, il faut bien les satisfaire en même temps !

L‘argument paraissait recevable, mais cependant trop simpliste, trop technique, au regard du changement radical de paradigme, chez un homme profondément ancré depuis toujours dans d’autres convictions. La plupart des analystes politiques ne lui accordaient aucun crédit, et cherchaient d’autres explications, moins bateau, des idées justifiant cette rupture politique majeure. Sans succès. On tournait en rond.

D’autant qu’il s’en suivit d’autres changements tout aussi imprévisibles, avec une série de mesures prises pour répondre aux attentes des populations les plus démunies, et en faveur de plus de justice et d’égalité.

Le plus incroyable, ajouta Antonio, c’est que le président décida soudainement de quitter le palais présidentiel, et prit un décret pour qu’il ne soit plus la résidence présidentielle officielle mais soit aménagé en vue de son ouverture au public !

Peu de temps après, un magazine d’investigation et les médias pure people firent savoir, photos à l’appui, que le président s’était installé dans un appartement du centre de la capitale avec sa nouvelle compagne, prénommée …. Belinda !

(Éclats de rire, cris d’enthousiasme, applaudissements et ambiance joyeuse s’en suivirent ! Les commentaires et les hypothèses les plus folles et les plus saugrenues firent bon train jusque tard dans la nuit, tant ce récit avait défié l’imagination et fait rêver).

Enfin on en revint aux qualités nécessaires pour être un « Grand Homme » qu’avait énoncées Churchill, pour conclure qu’il est toujours possible d’en être, … ou pas. Outre les qualités personnelles, il fallait aussi être au bon endroit, avoir la bonne vision historique, au bon moment, et surtout avoir le courage de la mettre en œuvre, quoiqu’il en coûte…

Alexandre Adjiman

Le 1er juin 2022

(Après la liste de mes lectures ci-dessous, vous pourrez laisser un commentaire, et, si vous désirez recevoir les nouveaux articles dès leur publication, vous inscrire avec une adresse mail).

Dans mes lectures :

Le journal Libération et Courrier International

La condition humaine en partage, Marc Augé, Éditions Payot, 2021

Éloge du risque, Anne Dufourmantelle, Rivages poche, 2021

Désobéir, Frédéric Gros, Albin Michel 2017

Comprendre le malheur français, Marcel Gauchet, Éditions Stock, 2016

Petit éloge de la rupture, Brina Svit, Gallimard, collection Folio, 2009

Auteur : Versus

Blog de commentaires sur les faits de société, les films, les livres, la créativité, la politique, les comportements individuels, l'antisémitisme, l'entreprise, l'économie, la famille, et d'une manière générale tout évènement susceptible d'apporter des changements... Je suis Médiateur Professionnel à Tours.

4 réflexions sur « Président et Grand Homme… »

  1. Commentaire de JYS

    Quelle vision réaliste, prévisible et « putativement » possible ?
    Ce scénario du grand chef est pourtant à nos portes et le grand n’est pas que construit avec ce qu’il a fait de bien, mais additionne les faits positifs et les négatifs. Parler, parler, il en reste toujours quelque chose, surtout au temps des réseaux sociaux. Il faudra enlever de notre mémoire collective du grand homme les traces négatives qu’il a laissées, faire le ménage en somme pour le descendre de son piédestal et ne garder que le meilleur qu’il l’a fait grandir. Pas facile de trier dans notre mémoire car ce qui est entré fait sa trace. Enlever est plus difficile pour grandir.

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    1. Oui, ici « faire le ménage » dans nos mémoires ne sera pas facile ! D’autant que dans leur ensemble, je ne crois pas que les Grands Hommes aient fait le choix de le devenir. Ils n’ont pas commencé par s’installer sur un piédestal….. Hommes ou Femmes d’ailleurs, c’est la façon de traiter les évènements, lesquels dépendent rarement d’eux, qui les font entrer au Panthéon…. Les exemples ne manquent pas, y compris dans l’actualité. Inutile de les citer, chacun trouvera les siens. Alexandre

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  2. « Président et Grand Homme » m’a beaucoup plu.
    D’abord cette discussion anodine lors d’une soirée nous est comptée par l’incomparable Alexandre: un grand parmi les écrivains : finesse et subtilité du style, légèreté du ton qui n’en cache pas moins la maitrise du sujet et la documentation, sens du petit suspens qui nous tient accrochés à ses mots avec l’envie de découvrir où tout cela nous mène…superbe comme d’habitude!
    L’histoire qui nous est cette fois narrée est fort romantique, pleine d’humour et d’espoir.
    elle nous donne l’envie de croire que toute les belles surprises sont possibles en terme d’amour et de politique ou du moins en terme de « revirements » inattendus en la manière de gouverner.
    Pour autant on ne se méprendra pas sur le sens profond des idées de certains politiques, ni sur leurs motivations.

    Alors aux urnes citoyens, ne baissons pas les bras! Et merci Alexandre.

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    1. J’apprécie beaucoup votre commentaire Sylviane, .Ce récit est effectivement très proche de ce que pourrait être la prochaine situation législative après les élections en France. L’union de la gauche pourrait bien avoir plus de voix dans le pays que la droite, notamment l’union « Ensemble », mais pas la majorité de députés. Il est peu probable que le président se comporte alors en « grand Homme », il faudrait pour cela qu’il ait le courage de trop nombreuses transgressions…. ! Merci beaucoup pour votre fidélité et vos encouragements !

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