Petit éloge de l’impossible

Définition philosophique : On dit “impossible” ce qui n’existe pas et qui n’a aucune chance d’exister. Le monde est fait de telle sorte que les choses impossibles n’arriveront jamais. Elles ne sont pas improbables ou très difficiles à réaliser : elles ne peuvent pas exister du tout.

En ce début d’année où chacun formule des vœux pour qu’elle soit « bonne », je voudrais vous faire découvrir ce mot plutôt mal aimé mais auquel nous sommes parfois confrontés, pour justement passer une « bonne année ».

« C’est impossible », nous le disons lorsque nous ne pouvons pas faire, décider, obtenir quelque chose, un changement, un plaisir…

Pourtant l’expérience montre que la confrontation à l’impossible peut conduire à des possibles inattendus, voire incroyables, inimaginables même.

Ainsi le Talmud, source inépuisable de controverses issues de l’étude de l’ancien testament, imagine deux hommes dans le désert, dont l’un possède une gourde d’eau. « Si les deux boivent, les deux meurent, car il n’y a pas assez d’eau pour deux. Si l’un des deux seulement boit toute l’eau, il arrivera à un lieu habité et sauvera sa vie ». Quel conseil leur donner ?

J’y reviendrai un peu plus loin.

Dans cette situation imaginaire, que l’on appelle en philosophie une expérience de pensée, nous sommes confrontés à la difficulté de prendre une décision contraignante car aucun choix ne semble satisfaisant. Pourtant les expériences de pensée ne sont pas de simples jeux de l’esprit inutiles. Ce sont des outils de réflexion qui nous préparent à la confrontation de situations bien présentes dans notre quotidien, auxquelles il faut parfois trouver des solutions dans l’urgence.

Il en est ainsi actuellement dans le fameux « tri » qu’il faut parfois faire dans les hôpitaux à l’occasion de la pandémie, pour faire face à l’insuffisance de lits, de soignants, d’équipements …

De même dans l’urgence liée à une catastrophe naturelle, les secours doivent faire des choix immédiats de priorités, et ils ont préparé leurs interventions avec de tels exercices de réflexion.

Si ces situations vous paraissent exceptionnelles, il en est beaucoup d’autres plus banales dans lesquelles la difficulté de prendre une décision se manifeste. Il peut s’agir d’une hiérarchie ou d’une institution abusant de ses droits, d’une quelconque forme moderne d’esclavage, des victimes de racisme et d’exclusion, d’injustice, d’emprise sexuelle ou autre… 

Il me semble que c’est ici que le mot « impossible » joue un rôle exceptionnel : celui de « lanceur d’alerte », car c’est la prise de conscience du blocage dans la prise de décision d’agir, du caractère « impossible », peut-être même quasiment « infernal » de la situation qui va être déterminante dans la recherche impérative d’une sortie de l’impasse.

Si vous entendez un(e) ami(e) vous dire qu’il (elle) est dans une situation impossible, dressez l’oreille : ce qu’on vous dit en réalité c’est que de son point de vue la situation de votre ami(e) est probablement « infernale ».   

Dans son livre « La condition anarchique » le chercheur en philosophie Frédéric Lordon explique que quel que soit le domaine de nos réflexions, la valeur que nous accordons à nos convictions est dépendante de nos affects. Ce n’est pas un scoop certes, mais s’il n’existe aucune croyance qui possède une valeur universelle et stable, comment se projeter et se construire dans cette situation anarchique ? Il appelle Spinoza à l’aide, je vous laisse le découvrir si vous désirez en savoir plus.

Ainsi, même au 21è siècle nous sommes plus que jamais dans la caverne de Platon, et la démultiplication des projections en face desquelles nous sommes installés n’a fait qu’aggraver notre aveuglement au lieu de nous ouvrir les yeux ! 

Dès lors, la première condition pour sortir de l’impasse d’une situation impossible (ou infernale) est d’entendre le mot IMPOSSIBLE, car c’est le mot lanceur d’alerte : c’est lui qui vous fera comprendre qu’il est urgent de trouver le moyen de vous extraire de vos propres croyances, de prendre du recul, car il y a de grandes chances que ce sont elles qui vous enferment dans l’impasse où vous êtes.

Bref, concrètement Platon vous dirait « lorsque le mot impossible arrive, il faut vous lever et sortir de la caverne » !

Mais revenons à l’expérience de pensée que nous propose le Talmud avec ces deux hommes et leur traversée du désert, placés devant le choix de la gestion de l’eau.

Autour de la table le débat est animé.

Rachel dit que la condition physique de chaque individu étant à priori différente, un partage égal n’aurait pas de sens, car en fonction de leurs différences de taille, poids, âge, les deux pourraient survivre avec une quantité d’eau consommée inégale.

David pense que celui qui possède l’eau dispose d’une priorité pour assurer sa survie.

Pour Myriam il faut partager l’eau de façon égale, car il n’y a aucune raison de décider que l’un devrait être plus favorisé que l’autre, d’autant que l’eau est facilement partageable. Tous les deux ont droit à la vie la plus longue possible.

Nathan change complètement de point de vue et refuse le débat sur le partage de l’eau. Il estime que la question du partage nous trompe, et la rejette, car les données du problème sont insuffisantes par dire quelque chose à ce niveau. Sa seule certitude est qu’aucun des deux ne peut décider de condamner l’autre. Qu’ils partent et gèrent tous les deux leur consommation d’eau à son minimum, en conscience et dans le respect mutuel de leurs vies.

En effet, la remise en question de la question posée, autrement dit de la problématique « impossible » à laquelle nous croyons être soumis, est une option trop souvent oubliée.

Cette docilité consistant à se précipiter pour apporter une réponse dès qu’une question est posée sans nous interroger sur sa pertinence nous est malheureusement inculquée dès notre plus jeune âge, et tout au long des étapes de la vie.

Reconsidérer une formulation, poser la question de la question, suffit quelquefois à faire émerger une autre vision et à trouver une issue.

En un mot, désobéir est l’autre voie de sortie devant l’impossible (ou l’enfer…). Heureusement, beaucoup ont su le faire dans des circonstances plus difficiles et dramatiques que celles que nous pouvons rencontrer aujourd’hui. Alors….

Heu… Bonne année bien sûr !

Alexandre Adjiman

Le 6 janvier 2022

PS : aux dernières nouvelles les deux hommes sont sains et saufs : un avion de ligne les a aperçus et a donné l’alerte, et un hélicoptère les a pris en charge deux heures plus tard...

J’ai lu :

Qui vivra qui mourra, Frédérique Leichter-Flack, Éditions Albin Michel 2015,

La condition anarchique, Frédéric Lordon, Éditions Seuil, 2018

Désobéir, Frédéric Gros, Éditions Albin Michel, 2017

Éloge de l’inégalité, Jean-Philippe Delsol, Éditions Manitoba, 2019

L’absurde, Raphaël Einthoven, Éditions Fayard, 2010

Auteur : Versus

Blog de commentaires sur les faits de société, les films, les livres, la créativité, la politique, les comportements individuels, l'antisémitisme, l'entreprise, l'économie, la famille, et d'une manière générale tout évènement susceptible d'apporter des changements... Je suis Médiateur Professionnel à Tours.

7 réflexions sur « Petit éloge de l’impossible »

  1. Bonjour Alexandre,
    Et si « Impossible » était la réponse qui nous vient parfois quand on se pose une question. Alors ne pas trop se poser de questions et agir nous permettraient-ils de réaliser « l’Impossible » ?
    Merci encore pour tes réflexions.
    Vincent X.

    J’aime

    1. Oui Vincent, tu dis « ne pas trop se poser de questions », et c’est aussi une alternative, mais il est souvent difficile de ne pas se gratter quand ça démange ! En tout cas j’interprète aussi ton idée avec une façon que j’ai toujours eue de me sortir des situations difficiles, c’est l’ACTION. Car si on n’a personne pour nous aider à réfléchir autrement (à sortir de la caverne), alors il faut s’arrêter de réfléchir et AGIR, par exemple … désobéir…! A ce moment en effet « l’action peut nous sauver » car elle va créer une diversion, nous permettre de changer d’état, et de ne plus « tourner en rond » ! Merci pour ton attention à mon travail ! C’est un plaisir ! Alexandre

      J’aime

  2. Alors l’impossible deviendrait une formidable opportunité se se réinventer en bouleversant notre regard… L’impossible ne nous a jamais semblé si positif! Merci Alexandre, encore une très belle réflexion qui mérite d’être partagée.

    J’aime

    1. Tu as raison, et ce positif est tellement paradoxal qu’on en redemanderait…. ! ( Je plaisante bien sûr). La rencontre avec l’impossible peut par exemple conduire à une transgression, et c’est effectivement là qu’un bouleversement peut se produire. Mais je reconnais que c’est quand même plus facile à dire qu’à faire…!

      J’aime

Pour recevoir les commentaires sur cet article cliquez sur "suivre"

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.