L’art d’être à sa place.

Lors d’une visite chez George Sand à Nohant-Vic, dans l’Indre, il y avait dans le jardin plusieurs tombes, et l’une d’entre elles portait l’épitaphe suivante : « Tout le monde me croit mort, mais j’habite ici ».

Je ne me souviens plus de son nom, mais une chose est certaine : cette personne avait trouvé « sa place », et de plus elle n’en bougerait plus ! Quelle chance ! Parce que si vous réfléchissez à la vôtre, il y a de fortes chances que vous vous aperceviez que vous êtes régulièrement dans l’incertitude sur la question de savoir si vous y êtes…

Être à sa place est en effet un sujet bien plus compliqué qu’on ne croit, à telle enseigne qu’il fait l’objet d’un livre au titre éponyme, écrit par Claire Marin, professeure de philosophie associée de l’ENS-Ulm, et que malgré ses 250 pages elle n’a pas épuisé le sujet !

Est-il important d’être à sa place ? Je ne sais pas si c’est « important », mais je sais que quand il m’arrive de ne pas être ma place c’est plutôt désagréable !

Vous l’avez sûrement déjà compris, être à sa place relève de deux sens très différents : celui où l’on est physiquement installé « à une place », à table avec des amis par exemple, et celui où l’on est dans une relation avec d’autres personnes, dans une réunion de travail ou à donner une conférence. Notre place est alors validée par l’attention portée ou non à notre présence. C’est une place sociale et parfois psychologique aussi.

Comme nous nous dé-plaçons tout le temps, nous passons nos journées à être d’une certaine façon à une place, puis quelques heures plus tard à une autre. Exemple : je monte dans le tram, il n’y a pas de place assise, une personne me regarde et se lève pour me céder SA place. Cette situation dit quelque chose de la façon dont je suis perçu : le geste n’est pas anodin. Vingt minutes plus tard je participe à une réunion et j’aurai à donner un avis et à occuper ainsi ma place au regard des présents.

Evidemment la plupart du temps nous sommes insensibles à ces changements continus de place car nous y sommes habitués, une routine s’est installée. Mais il suffit d’une nouveauté, ou d’un changement dans la routine pour que nous puissions ressentir un malaise, une frustration, une inquiétude même… Pourquoi mon collègue d’habitude si affable ne m’adresse plus la parole depuis plusieurs jours ?

A la réflexion, l’intérêt de prêter une attention aux situations dans lesquelles nous nous trouvons, que l’on nous y ait placé ou que l’on s’y soit placé, permet d’avoir du recul et de ne pas s’installer insensiblement dans celles qui ne nous conviennent pas : le chignon qui vient de s’installer devant moi m’empêche de voir les sous-titres du film, c’est clairement visible, je change de place immédiatement. En revanche c’est bien parce que je me questionne souvent sur ma place que j’ai compris que je suis peu à peu devenu un robot à mon poste de travail, lequel robot me remplacera sûrement bientôt. Il faut partir. Car il est probable qu’un jour nous nous assoirons devant notre conseillère bancaire et que nous serons incapables de dire si c’est une personne en chair et en os ou un joli mannequin bourré d’électronique, connecté à une centrale de surveillance.

Si on appelle « résistants » ceux qui à un moment donné ne se sont pas sentis  » à leur place » dans la soumission, alors savoir être à sa place devient très important.

Lorsqu’en fin de journée ou en week-end nous entrons dans la sphère privée et devenus papa, maman, oncle, ou amant, nous sommes attendus à ces places par nos enfants, petits-enfants, nièces, conjoint, et nous risquons d’être rappelés à l’ordre en cas de défaillance !… Grand-père ? Tout un art selon Victor Hugo, et n’est pas artiste qui veut. Une difficulté surgit alors : si nous pouvons désirer quitter notre place d’amant, celle de « grand père » reste fortement collée à nos semelles…!

« Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place » dit le dicton ! Si vous n’êtes pas à votre place cela peut « faire désordre » et provoquer un chaos inattendu, et peut-être qu’on vous « remettra à votre place »! Un chaos peut naître de cette situation… Mais peut-être aussi l’avez-vous souhaité ? ?

Mais comment savoir si nous occupons notre place ? Notre vraie place ? Ou nos vraies places puisque nous en avons plusieurs comme nous venons de le voir ? Oh je pense que nous pouvons en avoir intuitivement la notion, une sorte de sixième sens nous le dit, ou tente de nous le dire, bien que parfois nous ne voulons pas l’entendre, surtout si c’est un peu compliqué à vivre !

Alors nous pouvons avoir tendance à prendre une place un peu sur le côté, une place qui est un peu moins la nôtre, mais qui exige moins d’efforts… Nous faisons semblant, c’est bien connu ! Preuve qu’on le sait assez tôt : ceux qui ne se laissent pas faire – et ne savent pas non plus faire semblant- ce sont les nourrissons : dès qu’ils ne se sentent plus à leur place ils vous le disent, voire vous le crient, preuve par les larmes à l’appui !

Vous l’avez sûrement remarqué : il y a des personnes qui prennent une place pour ne pas la laisser à une autre, mais ne l’occupent pas vraiment… (Je ne voudrais pas être à leur place !) Un peu sur le même modèle, la société peut vous assigner une place et estimer que vous ne l’occupez pas selon les « bons critères »…. Grrrr !

Claire Marin le dit : nos vraies places se construisent avec les éléments prépondérants de notre identité, celle qui nous définit de bout en bout. Elle prend pour exemple la difficulté des migrants à trouver leur place à l’étranger, là où leur langue maternelle, leur repères culturels, leur histoire, leurs cercles familiaux ne sont plus présents.

C’est d’ailleurs à se demander si c’est un avantage que d’être aussi dépendants des millions de pièces du puzzle qui sont la boîte qui nous a été donnée à la naissance pour nous permettre de nous construire : lieux, langues, culture, moyens, histoire, climat, apprentissages…. « Ne demande pas ton chemin, tu risquerais de ne pas te perdre ! » dit le Talmud, tant il est vrai que nous sommes conditionnés par tous ces éléments. Faire bifurquer sa vie, par exemple divorcer de son job lorsque l’on est confortablement installé dans une place bien rémunérée pour devenir libraire, c’est le vertige au sens propre que ne regrette pas d’avoir eu Laurent Letellier, le héros de « La femme au carnet rouge », une histoire qui vous fera douter de l’existence du hasard.

Lorsque nous sentons que nous ne sommes plus à notre place, partir, faire sa valise, quitter, …. est parfois synonyme de violence. Mais n’est-ce pas aussi synonyme de « se sauver » pour préserver notre identité profonde ?

Daniel Prévost a trouvé une solution : il s’aime lui-même et a écrit son « Eloge du moi » : « La personne pour laquelle j’éprouve le plus d’affection, je n’ai nulle honte de l’avouer, c’est moi ! » Ha ha ha ! Il faut bien reconnaître qu’il y est parfaitement à sa place !

Pas de panique, adoptez la place que vous voulez, car de toute façon « le temps remettra tout en place* »!

Alexandre Adjiman

le 27 août 2023

« Le temps remettra tout en place » Eugène Blot, sculpteur du milieu du 19ème siècle. Merci à Florence pour le Daniel Prévost.

Dans mes lectures :

« Etre à sa place » Claire Marin , 2022, Editions de l’Observatoire, Le livre de poche

« Vivre avec nos morts », Delphine Horvilleur, 2021, Editions Grasset, Le livre de poche

« La femme au carnet rouge », Antoine Laurain, 2014, Editions Flammarion, J’ai Lu

« Eloge du moi », Daniel Prévost, 2001, Editions Le cherche Midi, Pocket

« Un été avec Jankélévitch », Cynthia Fleury, 2023, Editions France Inter

« La vie est un puzzle » Alexandre Adjiman, 2ème Edition, 2015 Editions Garamond

« Quand je serai grand(e) je ferai », Alexandre Adjiman, 2011, Editions Garamond