Qu’est-ce qu’on mange ce soir ?

« Fatigués de devoir réfléchir au menu du soir, des clients s’en remettent à l’inventivité d’entreprises qui leurs livrent ingrédients et recettes à assembler, les délivrant ainsi de la charge du choix » (extrait du journal Le Monde, 23 février 2024).

Nous vivons donc une époque formidable selon l’expression consacrée, d’autant que les entreprises impliquées ont trouvé un bon moyen de justifier le concept sur le plan écologique : l’opération génère moins de gaspillage qu’un repas fait maison dont les quantités ne sont pas ajustées, et les restes parfois inutilisés. Génial non ?

Pourquoi pas, de temps à autre ce n’est pas une mauvaise solution à la charge mentale de la question que nous connaissons tous. Cependant, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais ce qui m’a surtout interpellé dans l’article du Monde c’est le motif qui serait avancé par les clients qui font appel à ce concept : fatigués de devoir réfléchir… Des personnes âgées bénéficient depuis longtemps de la livraison de repas à domicile, mais pour des raisons autrement justifiées !

Comment ça fatigués de devoir réfléchir …. ! ?

On aurait pu s’attendre à ce qu’après une journée de travail ils soient fatigués à l’idée de devoir faire les courses, mais non, vous savez bien : ils se les font livrer en un clic….! C’est donc vraiment réfléchir qui est problématique. Le moteur en panne ici, c’est… le cerveau ! Aîe !

Réflexion faite ne soyons pas surpris : notre attention étant constamment sollicitée par les écrans, il est prouvé qu’une saturation peut survenir sans que nous en soyons conscients. Car nous ne sommes pas seulement informés : sans le faire de façon explicite j’observe que mon opinion est sollicitée dans les conversations auxquelles je suis amené à participer, si bien que ce 21e siècle a parfois des allures de moyen âge avec ses chasses aux sorcières, ses délations, son inquisition, et sa Place de Grève avec ses exécutions publiques.

Qu’il s’agisse de mensonges politiques flagrants, de comportements inappropriés de personnalités du monde du spectacle ou autres faits divers, le besoin de « sensationnel » de la presse l’emporte parfois (souvent ?) sur la qualité et la vérification préalable et sérieuse de l’information : il faut faire vite !

Nous savons donc pertinemment que dans la situation de dépendance des sources d’information dans laquelle nous nous trouvons il ne nous est pas permis d’avoir des certitudes et de formuler un avis sérieux sur telle déclaration ou tel évènement. Si nous sommes alors interrogés sur ce que nous en pensons, la précaution minimale serait, par exemple, de donner un avis en émettant des réserves sur la réalité de l’information, ce qui n’est pas toujours bien compris : trop facile ! vous rétorquera-t-on !

Dans le cas particulier des accusations liées au phénomène « #meetoo » qui font régulièrement « La UNE », (et Depardieu, est-il un violeur ?, etc…) la tendance est à oublier l’existence de la présomption d’innocence inventée en 1764 par un jeune et brillant avocat italien de 26 ans du nom de Cesare Beccaria. La règle judiciaire de la présomption d’innocence est une valeur cardinale de notre Droit depuis 1789 et nous aurions bien tort de l’ignorer, voire même de ne pas la protéger en la rappelant en toutes circonstances. En effet, quels que soient le nombre et la gravité des faits dénoncés via un « tribunal médiatique », la présomption d’innocence protège la personne mise en cause de toute idée de culpabilité jusqu’au verdict définitif du tribunal judiciaire seul compétent. Comme n’importe quel acte de résistance, défendre ici ce point de vue ne vous vaudra pas que des amitiés. Néanmoins ce point de vue est, en ce qui me concerne, actuellement le seul valable dans un pays démocratique et dans un Etat de Droit . C’est bien heureusement notre cas !

Pour revenir à ceux dont l’esprit est trop fatigué pour décider de ce qu’ils vont préparer à diner, j’ai pu lire qu’il existait une autre raison pour laquelle ils pourraient décider de s’éloigner de leurs écrans.

Dans les années 1970, le philosophe et sociologue marxiste germano-américain Herbert Marcuse (1898-1979) a vu, au sens visionnaire du terme je cite « que la société de consommation conduisait à l’amputation du désir, à l’extinction de l’aura, et à la création d’un homme numériquement modifié (qu’il appelle l’homme unidimensionnel, NDLR) par la folie de la raison marchande, sous-tendue par une addiction consumériste jamais satisfaite« .

Difficile de ne pas penser à Freud, pour qui la satisfaction du désir permet de mieux vivre, (je ne vous fais pas de dessin), et au récent sondage qui montre une importante baisse d’intérêt en France pour la sexualité, notamment chez les plus jeunes.

L’amour aussi est une valeur cardinale, pour la très bonne et simple raison qu’il n’a justement rien à voir avec la raison, et même que, selon le dernier opus de Régis Debray, il est une respiration…. Prenez garde à ne pas vous arrêter de respirer !

Alexandre Adjiman

le 24 février 2024

Dans mes lectures :

« La dictature des sentiments, sauver la liberté de penser » Eugénie Bastié, Editions Plon, 2023

« Pêcheur de perles » Alain Finkielkraut, Editions Gallimard 2024

« Sauver la différence des sexes » Eugénie Bastié, Tracts Gallimard, 2023

« Eloge moral du paraître » Renaud Camus, Auto édité, 2022

« Bref » Régis Debray, Gallimard 2024

Philosophie Magazine Février 2024 Extrait d’une interview de Annie Lebrun

« A-t-on encore le droit de changer d’avis? » Blandine Rinkel Editions de la Martinière 2023, collection ALT

« Des délits et des peines », Cesare Beccaria, Editions Rivages le Livre de Poche 2014